Trois enfants coincés à Damas par les règles d’Immigration Canada

Marwa Rifai essuie une larme alors qu’elle raconte son histoire et celle de ses enfants au journaliste du Devoir.
Francis Vachon Le Devoir Marwa Rifai essuie une larme alors qu’elle raconte son histoire et celle de ses enfants au journaliste du Devoir.

Les règles rigides de l’appareil migratoire canadien se dressent depuis un an entre une mère syrienne réfugiée à Québec et ses trois enfants, restés à Damas. Dans quelques semaines, ceux-ci risquent de se retrouver à la rue, adolescents livrés à eux-mêmes dans un pays qui se relève à grand-peine de la guerre civile et toujours en proie à un régime qui règne à coups d’abus et d’exactions.

Les hostilités qui meurtrissent la Syrie depuis 2011 ont déjà privé Marwa Rifai d’un frère, « pris en otage » un jour par la police fidèle à Bachar al-Assad pour ne plus jamais revenir auprès des siens. La guerre a aussi chassé cette jeune mère de sa terre natale pour la jeter à Québec, une ville d’hiver et de langue française qu’elle a appris à apprécier depuis son arrivée, en 2016.

Aujourd’hui, un point de détail migratoire s’entête à saboter son espoir de renouer avec ses enfants. Pour que ses deux filles, de 16 et de 14 ans, et son fils, de 12 ans, puissent obtenir l’asile, le Canada exige que la fratrie produise ses données biométriques, une condition qui contraint les enfants à voyager jusqu’au consulat canadien de Beyrouth, au Liban.

Le voyage de 110 kilomètres, semé de points de contrôle militaires, mène à une issue incertaine : submergé par l’afflux massif de réfugiés syriens qui fuient leur pauvreté et l’inflation galopante qui l’aggrave, le Liban déploie maintenant son armée à la frontière pour contrôler les allées et venues.

Photo: Francis Vachon Le Devoir Marwa Rifai montrant une photo de ses enfants, Rinad, Rital et Yazn.

L’économie de la Syrie est en chute libre, grevée par la corruption, une inflation que la Banque mondiale évalue à 60 % pour 2023 et une dévaluation brutale de sa devise qui a fait péricliter la valeur de la livre syrienne, qui ne vaut plus que 0,0001 $CA.

« Mes enfants ne peuvent pas aller au Liban tout seuls, dit leur mère. Ça coûte trop d’argent et c’est trop dangereux pour eux. Par contre, s’ils ne peuvent pas venir au Canada, ils se retrouveront à la rue et n’auront pas de quoi manger. Je suis très inquiète. »

Trois enfants seuls à Damas

Depuis 10 ans, Marwa Rifai n’a vu Rinad, Rital et Yazn que par l’écran impersonnel de son téléphone. La guerre a fait éclater sa famille, son ex-mari obtenant la garde exclusive des enfants pendant que Marwa trouvait refuge en Turquie, avec ses proches, pour échapper au sort réservé à son frère disparu.

Au moment de s’envoler vers Québec en 2016, Marwa Rifai a dû abandonner ses enfants à leur père. Il y a un an, ce dernier a quitté précipitamment Damas pour aboutir au Sénégal, confiant les trois adolescents à sa nouvelle conjointe — déjà mère d’autant de petits. Six enfants représentaient un fardeau trop lourd pour elle : épuisée et malade, elle s’apprête à rejoindre son frère en Égypte. Date du départ : 7 novembre.

Les trois enfants que cette femme a mis au monde seront du voyage, ceux de Marwa Rifai resteront, encore une fois, derrière. Cette fois, il n’y aura plus personne pour les recueillir.

La situation condamne les deux adolescentes et leur petit frère au trottoir, craint leur mère, puisque toute leur famille a fui la Syrie. Depuis l’éclipse de leur père, il ne reste aucun proche en Syrie pour s’occuper d’eux.

Leur mère, à Québec, cogne depuis un an à toutes les portes de l’appareil fédéral pour tenter de dénouer l’impasse. Un gazouillis à Justin Trudeau n’a rien changé ; des appels répétés à Immigration Canada et au ministre non plus. Marwa Rifai a trouvé un peu d’espoir au bureau de son député, le libéral Joël Lightbound.

« Ça fait environ un an que nous essayons de dénouer l’impasse, indique Claudine Boucher, adjointe de circonscription au bureau du député et responsable du dossier de Marwa Rifai. Nous utilisons tous les moyens à notre disposition pour tenter de faire comprendre à Immigration Canada l’urgence de la situation et son caractère hors norme. Ce n’est pas une histoire de parrainage ordinaire et, dans des situations hors normes, ça prend des solutions hors normes. »

Exemptions possibles

 

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit des exemptions à l’obligation de produire des données biométriques. Un fonctionnaire a aussi le pouvoir de soustraire un dossier à cet impératif s’il juge que les circonstances le justifient.

La Convention de Genève relative au statut de réfugiés, ratifiée en 1969 par le Canada, recommande aux gouvernements d’« assurer le maintien de l’unité familiale du réfugié » et de garantir « la protection des réfugiés mineurs, notamment des enfants isolés et des jeunes filles ».

Ottawa reconnaît les dangers qui pullulent en Syrie. « Outre les menaces liées à la guerre, le terrorisme, la criminalité, la détention arbitraire, la torture et les disparitions forcées par le régime syrien sont des menaces continues, écrit le gouvernement. Si vous vous trouvez en Syrie, vous devriez envisager de partir si vous pouvez le faire. »

Ce dernier conseil, Marwa Rifai aimerait le suivre de tout coeur et le plus tôt possible. À Damas, ses enfants broient du noir, la benjamine répète son envie de partir seule sur la mer pour rejoindre d’abord l’Europe, puis l’Amérique, pour retrouver sa mère.

« Ils ont des pensées négatives et ils se sentent livrés à eux-mêmes, explique Marwa Rifai. Ici, au moins, mes enfants seraient avec leur mère et leur famille, ils pourraient étudier, avoir un meilleur avenir. »

Deux larmes roulent sur ses joues en évoquant cet avenir tissé d’espoir au Canada. Son avenir à elle, ici, n’aura de sens que si elle peut le bâtir avec ses enfants.

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