Un artisan ébéniste de Québec ferme boutique, faute de relève

Yvan Thériault, ébéniste et menuisier d’art au Valet de coeur, travaille depuis plus de 40 ans dans ce bric-à-brac organisé.
Francis Vachon Le Devoir Yvan Thériault, ébéniste et menuisier d’art au Valet de coeur, travaille depuis plus de 40 ans dans ce bric-à-brac organisé.

Après un demi-siècle d’atelier, les marteaux d’Yvan Thériault s’apprêtent à enfoncer leurs derniers clous. L’ébéniste de Québec doit fermer boutique, faute de relève pour enfiler son tablier. Symptomatique du déclin de l’expertise artisanale à l’international et au Québec, la disparition annoncée du Valet de coeur laissera un vide dans le faubourg Saint-Jean-Baptiste, un quartier de la capitale dont le charme historique repose sur le travail d’artisans qui ont su donner son lustre au patrimoine.

Avant même le passage du seuil de l’atelier, le parfum du bois coupé et le son de l’outil en action annoncent la bonne adresse. À l’intérieur, Yvan Thériault se dresse au milieu de son univers, ployé au-dessus d’une porte à bichonner, avec, tout autour, des essences de bois jusqu’au plafond, des instruments sur tous les murs, du bran de scie au plancher et des plans étalés sur chaque surface.

C’est ici, dans ce bric-à-brac organisé, que l’artisan travaille depuis plus de 40 ans, parfois à raison de 12 heures par jour, à endimancher son quartier. Le cachet d’un escalier ouvragé, l’orgueil d’une porte ornementée, l’élégance d’un corbeau sculpté et de sa corniche moulée : c’est ici, au Valet de coeur, rue Richelieu, qu’Yvan Thériault répare lentement, presque chaque jour de sa vie depuis quatre décennies, le patrimoine architectural de la capitale nationale et d’ailleurs.

Photo: Francis Vachon Le Devoir

Bientôt, son savoir-faire s’éteindra avec les lumières de son atelier. Sans relève à qui passer le flambeau, il devra fermer son local d’ici la fin d’octobre.

« C’est un gros, gros deuil pour moi », explique l’ébéniste. La retraite s’annonce douloureuse, un peu à l’image d’une séparation amoureuse. Le quotidien d’atelier bientôt terminé, il restera à ce natif de Portneuf-sur-Mer, établi à Québec depuis le début des années 1970, tous les souvenirs sculptés au fil de 50 ans de métier.

Derrière les millions de coups de marteau qu’Yvan Thériault a donnés au fil de sa carrière, il y a sa vingtaine passée dans le Quartier latin de Québec, l’ancien fief des artistes où Gilles Vigneault avait ses habitudes avant que les loyers montent en flèche et que les touristes affluent en masse. Il y a aussi la solidarité d’une époque où lui et une bande de copains s’amusaient à rénover, surtout pour le plaisir d’aider, les appartements de voisins moins nantis.

Photo: Francis Vachon Le Devoir

Il a vu, au fil des années et du martèlement, la lente disparition des ateliers et d’une époque où le labeur manuel avait encore une certaine noblesse. Yvan Thériault, à force de remettre cent fois sur le métier son ouvrage, a acquis une connaissance intime de son art. Aujourd’hui, les jeunes cohortes qui suivent ses traces naviguent dans un monde technologique où le rapport presque charnel à la matière se perd à petit feu.

« Quand je travaille sur le courroyeur, le banc de scie ou la toupie, je sais ce qui se passe juste en écoutant le son de la lame et en sentant la vibration dans mes mains, explique-t-il. Un peu comme un musicien qui joue d’un instrument et qui n’a plus besoin de le regarder pour faire ses notes. Ce n’est même plus de l’instinct : tu deviens l’outil, la matière finit par faire partie de toi. Je peux savoir, juste en touchant une pièce de bois, si elle va faire l’affaire ou pas. C’est d’ailleurs un des problèmes : à l’école, les jeunes apprennent avec la machinerie moderne, souvent numérique. Il y a seulement ceux et celles qui persistent dans le métier qui parviennent à développer cette relation-là avec leur art. »

Je peux savoir, juste en touchant une pièce de bois, si elle va faire l’affaire ou pas

Manque de valorisation

Le hic, c’est que la relève se fait de plus en plus rare. « Plusieurs raisons peuvent l’expliquer, déplore Julien Silvestre, directeur général du Conseil des métiers d’art du Québec. Notre société ne valorise plus ces professions depuis de nombreuses années, et il ne reste plus beaucoup de lieux de formation. »

Pourtant, ajoute Julien Silvestre, les besoins se font criants, au moment où la conservation du patrimoine occupe une nouvelle importance dans la conscience québécoise.

Photo: Francis Vachon Le Devoir

« Au Québec, nous redécouvrons notre patrimoine depuis une quinzaine d’années, mais le bassin d’artisans spécialisés capables de le restaurer est très, très limité et déjà sursollicité. J’imagine à quel point ça doit être déchirant, pour Yvan, de fermer son atelier, parce que ça paraissait qu’il avait vraiment à coeur de transmettre son savoir-faire. »

Le principal intéressé explique que ce n’est pas faute d’avoir essayé. « Ça fait cinq ou six apprentis que je vois passer et qui me disent qu’ils vont venir, acheter, et qui finissent par lâcher », raconte Yvan Thériault. L’ébénisterie architecturale est un travail certes passionnant, mais aussi exigeant et enrichissant rarement ses fidèles.

« Un artisan, c’est un travailleur autonome, souligne le fondateur du Valet de coeur. Ça veut dire que c’est aussi un gestionnaire : moi, par exemple, je dois faire l’entretien de ma machinerie, m’occuper des achats, faire la promotion de mon travail et entretenir ma relation avec mes clients. J’ai énormément de travail à faire qui n’est pas de l’ébénisterie : toute l’administration et la paperasse représentent beaucoup d’heures de travail en plus de la production. »

Photo: Francis Vachon Le Devoir

L’ébéniste de 71 ans gardait encore récemment l’espoir qu’une relève vienne in extremis sauver son atelier. Jamais du genre à s’agenouiller devant l’autel du profit, il se disait prêt à offrir son Valet de coeur à prix d’ami. « Si quelqu’un voulait reprendre et me laisser encore travailler quelques heures par semaine ici, je lui vendrais vraiment, vraiment pas cher. »

Cette offre n’aura jamais la chance de trouver preneur ou preneuse : au cours des derniers jours, l’assureur a exigé la remise aux normes du système électrique et de la ventilation de l’endroit, datés d’une quarantaine d’années. La demande, chiffrée à plusieurs dizaines de milliers de dollars, enfonce le dernier clou dans le cercueil de l’atelier.

« J’ai conscience de faire partie d’un patrimoine en voie de disparition », conclut Yvan Thériault sans amertume. Depuis 50 ans, il regarde les ateliers fermer les uns après les autres dans le faubourg. C’est maintenant à son tour de se résigner à ranger son tablier, même s’il le fait à contrecoeur.

« Malheureusement, je pense qu’avec le manque de relève, notre travail d’ébéniste va devenir de plus en plus réservé aux gens fortunés et aux institutions publiques. C’est dommage, parce que la beauté que nous savons créer, au fond, devrait être accessible à tout le monde. »

À voir en vidéo