Les glorieuses drag queens de «Solo»

La place des drag queens, comme la ligne de flottaison des genres entre le masculin et le féminin, a enflammé les esprits tout au long de l’année. Permettre aux conteurs drag de se produire à l’école ? Oui ? Non ! Pourquoi pas, après tout ? Les enfants en ont vu d’autres sur Internet, et laissons donc des artistes colorés les faire rire et pleurer. Doit-on autoriser le changement de sexe chez les mineurs ? Terrain glissant ! Le conservateur Pierre Poilievre s’affiche contre la transition précoce, plaidant le besoin d’acquérir une maturité avant de prendre pareille décision appelée à modifier la vie entière. D’autres répondent : « Hep ! Attendre la majorité d’un jeune qui veut s’affirmer autrement, c’est le condamner plus longtemps au harcèlement scolaire. Et briser son adolescence en l’emprisonnant dans un sexe qui l’opprime. »

Les deux thèses se défendent, alors on n’a pas fini d’ergoter sur la question. Faut quand même se méfier des effets de mode et des coups de tête juvéniles. Reste que ces enjeux-là dépassent l’entendement de la moyenne des ours. Tout va si rapidement.

Mettre ou pas des toilettes genrées dans les écoles ? Gérer ou non les besoins des non-binaires ? Adopter les nouveaux termes iel ou mx ? En laissant du moins les mots « femme »ou « homme » s’étaler en paix, songe-t-on. Plusieurs s’y perdent en route. La gauche et la droite s’affrontent avec rage sur ce brûlot de l’identité de genre. Les politiciens naviguent à vue. La Coalition avenir Québec pense à mettre sur pied un « comité de sages » pour débattre de ces questions épineuses. De quoi défriser leurs barbes blanches.

Ainsi les travestis, les transsexuels, les queers et autres minorités de genres atterrissent sous l’air du temps au coeur des débats publics avant que le commun des mortels ait pu saisir leurs réalités complexes. Dans certaines familles, même l’homosexualité demeure un motif d’exclusion. Alors pour bien des parents, imaginer leur petit Léo en drag queen ou en jeune première relève de la mission impossible. D’autres s’ouvrent à toutes les mutations malgré le front de résistance. Sur les réseaux sociaux, les menaces grondent. Ça fait peur. On se calme !

Aller au-devant des êtres entre deux genres se fait un pas à la fois, en secouant ses puces. Chez les nouvelles générations, ces réalités-là sont vécues de façon plus fluide. Et l’avenir leur appartient. Mais nier le malaise qui étreint plusieurs de leurs aînés serait se mettre la tête dans le sable. La Toile en tremble. Il reste que, loin des hauts cris, s’ouvrir l’esprit n’a jamais tué personne.

Appâtés par la popularité et le charisme de sa tête d’affiche, des publics au départ réfractaires se risquent au Cabaret Mado dans le Village gai, soudain ravis par un chatoyant spectacle de rires, de chants, de théâtre et de couleurs. Jean-François Guevremont, alias la drag queen Rita Baga, une des stars en juillet du festival Juste pour rire avec son spectacle Créature, sort aux Éditions de l’Homme son livre Une paillette à la fois. Journal d’une reine.

C’est par l’art que les frontières s’estompent. Et quand une oeuvre de grande qualité propulse le public dans l’âme d’une personne pas si différente que ça, tout compte fait, des préjugés vacillent. Ainsi Solo de Sophie Dupuis, avec à sa proue Théodore Pellerin en drag queen, relève de l’événement culturel québécois susceptible de rallier la large audience. Pour ses qualités immenses, sa vitalité, sa portée. À lui, le style, la force, la nuance, la distribution solide, surtout la prestation incandescente, hypersensible de Pellerin et celle, plus trouble, plus dense de Félix Maritaud (120 battements par minute), dans la peau de son amoureux. Les trames multiples se tissent sans s’émousser entre une passion toxique bouleversante et le merveilleux déploiement des ailes d’un artiste. Sans oublier les rapports du héros avec sa famille, dont une mère cantatrice trop souvent absente (Anne-Marie Cadieux). Ajoutez une caméra vibrante et aiguisée, une réalisation à l’écoute d’un souffle coupé, d’un regard en biais, à l’abri des vaines paroles.

Il s’agit du meilleur film de la cinéaste de Chien de garde et de Souterrain. Avec Solo, on la voit émerger de la veine sombre du cinéma québécois pour pénétrer une zone de lumière entre le doute, l’échec, la peine et le triomphe sur soi. Plutôt que de dépeindre les douleurs des personnes marginalisées, Sophie Dupuis en expose les grandeurs et la créativité rayonnante. À travers ce chemin de clarté, les gens s’identifient soudain aux personnages de diversité. Pour avoir pu y retrouver la fibre intime de leur propre humanité.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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