Brassard ressuscité par le théâtre

Le public rit beaucoup au théâtre. Même durant les scènes tragiques. Avec notes aiguës lors des premières. Serait-ce une catharsis pour conjurer les malaises nés des ambiguïtés en flottement sur les planches ? Ou le désir de marquer son territoire (je suis ici ! Qu’on m’entende !) ? Ou, plus généralement, parce que, dans un Québec gorgé d’humour, toute soirée réussie commande la franche rigolade. Il faudrait alors se bidonner pour que la sortie mérite les frais de gardiennage, le déplacement entre les cônes orange, le prix du billet, le temps investi, les déceptions appréhendées. Réducteur, cet impératif de s’amuser à tout prix devant la scène ? Mille fois ! Vive les spectacles qui nous invitent en des terres de poésie trouble, où les niveaux de sens, d’humour et de deuils s’entrecroisent ! Ceux-là, on gagne à les explorer en silence, presque à l’aveugle. Les rires débridés du parterre sur de graves envolées écorchent bien des oreilles.

Ainsi fusaient-ils au Quat’Sous pendant La dernière cassette d’Olivier Choinière. La pièce hypnotique capture la déchéance physique et les éclairs de lucidité sublimes du personnage malheureux et clownesque d’AB, alias le metteur en scène André Brassard des dernières années. Elle donne à sourire, parfois à rire, avant tout à ressentir des émotions souvent insaisissables, qui nous disent : « Chut ! »

Le texte est librement tiré de La dernière bande de Samuel Beckett, où un esseulé à l’écoute des enregistrements de sa voix d’antan se confronte à son passé. Olivier Choinière, familier de Brassard, a formidablement mis la pièce à sa main. Beckett lui tirerait son chapeau : pour ses mots et sa mise en scène subtile. Pour les formidables éclairages et bruitages. Pour la grâce de l’ensemble. Pour le jeu de Violette Chauveau, en transformation inouïe.

Nulle autre que cette muse et amie de l’homme de théâtre québécois n’aurait pu restituer avec autant de justesse les grognements, les coups de gueule, les sacres, les mimiques, les impuissances du maître d’oeuvre cantonné au fauteuil roulant. Elle les connaissait par coeur. Devant l’amoncellement des mégots, à travers la voix qui déraille, le geste maladroit, le corps déchu de cette créature rapiécée, on se disait l’autre soir : c’est lui ! Ressuscité des morts un an après son départ ! Quelle performance !

Ainsi, à travers une comédienne au sommet de son art masquée et capitonnée, resurgit André Brassard dans son antre encombré du Plateau-Mont-Royal, où l’on pénétrait le coeur serré. La dernière cassette fait triompher sa dignité d’un quotidien de déchéance.

Lui, l’ancien complice et collaborateur de Michel Tremblay, qui monta les iconiques Belles-soeurs en 1968 et tant de pièces cultes, lui l’amoureux de Racine, de Genet et d’Euripide, l’immense directeur de comédiens, depuis vingt ans otage d’un traître corps, rebondit sur les planches en ses misères, en ses grandeurs.

Rieurs ou pas, certains spectateurs ont trouvé monotone la première partie du spectacle. Pas moi. L’ennui au quotidien du héros constitue le premier moteur de ce spectacle poignant, usant de répétitions comme du refrain d’une chanson, nous jetant dans une danse de nicotine et de confessions. Le défilé des jours sur un écran avec ses mots coupés au fil des semaines crée une sorte de transe. Ces cigarettes fumées à la chaîne, ces passages aux toilettes, ce téléphone cellulaire échappé, ces hallucinations, ces sons du dehors se transforment en rituels sacrés. Une cigarette géante devient un canon triomphant. De plus en plus, les souvenirs d’intense création, les regrets, les excès d’antan et les amours perdues s’imbriquent à sa vieillesse obscure. En écoutant et en rembobinant des cassettes d’autrefois où AB se confiait sur sa vie, défilent son enfance malheureuse avec une mère qu’il croyait sa tante, sa vision de l’art d’hier et celle d’aujourd’hui. Il rage, s’invective, s’exalte en enregistrant son ultime témoignage, sacre, sacre, sacre. Le duo d’or avec Michel Tremblay, devenu T, puis leur brouille s’esquissent sans appuyer. Un ange passe. L’homme à moitié brisé décode devant nos yeux ses secrets de mise en scène, ses passions théâtrales, et décline des vers de Racine, tantôt en mémoire, tantôt presque oubliés. Une mystérieuse boule de cellophane jetée parfois à ses pieds devient, on le comprend, le symbole de sa quête de perfection jamais atteinte, mais effleurée dans l’insoutenable légèreté et lourdeur de l’être.

La pièce, à l’affiche jusqu’au 30 septembre, casse les rires qui fusent trop fort, ébranle au coeur et à l’esprit. Pourquoi aller au théâtre juste pour se bidonner le soir ? Il n’est jamais si grand qu’en glissant parmi les paradoxes avant de s’envoler sur les ailes du désir.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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