André Brassard fictionnalisé en personnage beckettien

Presque un an après la mort du metteur en scène, Olivier Choinière et Violette Chauveau font revivre ce dernier dans «La dernière cassette».
Photo: Adil Boukind Le Devoir Presque un an après la mort du metteur en scène, Olivier Choinière et Violette Chauveau font revivre ce dernier dans «La dernière cassette».

Que subsiste-t-il de l’oeuvre d’un grand metteur en scène disparu ? Si les dramaturges publient leurs pièces pour la postérité, ceux qui les montent, eux, écrivent « dans le sable », rappelle Olivier Choinière par une belle image. Sa façon de rendre justice à André Brassard est d’en avoir fait un personnage de théâtre dans La dernière cassette, créée au Quat’Sous.

Une manière d’inscrire dans la mémoire « un artiste dont il ne reste rien du travail, sinon quelques photos dans des halls de théâtre ». Juste retour des choses pour ce bâtisseur, qui « a accouché de la manière dont on conçoit la mise en scène au Québec ».

L’auteur et metteur en scène lâche le mot « maître » pour qualifier son lien « déterminant » avec cette figure fondamentale du théâtre québécois, qui fut son directeur à l’École nationale de théâtre et l’accoucheur scénique de sa pièce Autodafé. « Chaque fois que j’entre dans une salle de répétition, j’ai mon Brassard intérieur. André est toujours là. »

Il lui doit notamment la philosophie selon laquelle il faut arriver avec un regard neuf devant chaque spectacle, ne jamais « penser qu’on sait maintenant comment fonctionne le théâtre parce qu’on a plus d’expérience, d’en quelque sorte recommencer à zéro à chaque création ».

L’interprète du solo, Violette Chauveau, parle de sa rencontre avec Brassard, qui l’a dirigée quatre fois, comme d’un déclic. « Il m’a confirmé qu’il fallait faire le lien entre l’intelligence du texte et le coeur, la simplicité de l’humain. Et les liens qu’il faisait carrément entre les textes et sa vie à lui rendaient tout tellement concret. C’était touchant, parce qu’il passait par son exemple, il se livrait avec une générosité incroyable pour nous expliquer la faille des personnages. » La comédienne préparait avec Brassard un projet qui n’aura pas eu lieu, à cause de ses ennuis de santé : présenter Pas moi de Samuel Beckett.

C’est justement un texte beckettien, La dernière bande, qui aura inspiré la pièce de Choinière. À partir de 2011, celui-ci a réalisé une série d’entretiens avec son mentor, qui a formé l’oeuvre audionumérique Scrabble d’André Abécédaire de Brassard (destinée à l’exposition Échos. André Brassard à BAnQ).

Il a alors eu le sentiment que le créateur lui livrait une sorte de testament. « Il y a des anecdotes, des réflexions sur la vie, sur le métier et sur la société que j’ai [recueillies] en environ dix versions différentes. Je me disais : il est en train de peaufiner ce qu’il a envie de transmettre, de léguer. C’est à ce moment-là qu’il m’a fait penser au personnage de Krapp, qui en quelque sorte édite sa mémoire. »

Le regretté artiste a ainsi pu donner son aval à une pièce déjà « amorcée conceptuellement » avant son décès. « Il était touché par ce projet, content que ça se fasse, dit Choinière. Parce qu’André a été omniprésent sur la scène théâtrale pendant 40 ans, puis en a comme disparu ces 20 dernières années. Alors, pour moi, c’était aussi l’occasion de rendre tout ce que j’ai reçu de lui. Et de rendre justice à son legs immense, à son importance. » Mais le dramaturge tenait à le faire à travers la fiction, afin d’avoir « toute liberté d’entrer avec une certaine impudeur dans son univers ».

Il a toutefois sondé son sujet sur la personne qui devrait jouer son personnage, prenant en compte la « dichotomie, la fracture » existant entre la façon dont Brassard se sentait à l’intérieur et son corps diminué. Il lui a demandé : « Qui as-tu en toi ? Un homme ? Une femme ? » Sa réponse a fait de Violette Chauveau un choix « naturel » (!) pour camper le personnage de 75 ans. Notamment grâce à leur proximité : l’auteur désirait « aller à l’essence, au coeur de ce qu’était André Brassard », et la sensible comédienne pouvait jouer le rôle de l’intérieur.

« J’ai été bouleversée par à quel point il y a l’âme d’André dans cette pièce », dit celle qui incarne en outre les voix enregistrées d’autres personnages, qui sont des échos du protagoniste. « Et c’est très troublant, très particulier pour moi, parce que, pendant que je dis ses mots, j’entends mon ami en train de les dire… André est tout le temps avec nous, aussi. C’est beau. Je ne sais pas ce que [le spectacle] va donner, mais j’ai vraiment l’impression que ce qu’on est en train de faire, c’est sacré. »

Isolé

La dernière cassette montre AB, personnage âgé, handicapé, cloué dans un fauteuil roulant, isolé chez lui où il se débat avec les moindres gestes du quotidien. Et qui mieux que Beckett a dépeint cette condition (in)humaine ? « Pour moi, André, à la fin de sa vie, c’est un personnage beckettien, dit Choinière. Autant dans le clown que dans le tragique de l’existence. » Car la pièce, traversée par « un esprit très joueur », contient « énormément d’humour ». Tout en offrant une image de la façon dont on considère la vieillesse, « de ce qu’on fait de nos artistes seniors. On l’a vu avec la pandémie : nos vieux, on s’en crisse un peu ».

Un rappel de notre propre finitude que certains peuvent avoir du mal à affronter. Selon Violette Chauveau, qui lui rendait visite régulièrement, Brassard se sentait très seul, peu de gens allant le voir. « Certains me disaient : c’est trop dur de le voir dans cet état-là, alors qu’il a été tellement actif. » La comédienne le déplore : « C’est comme s’il avait eu deux morts, avec d’abord celle du metteur en scène, et c’était très difficile pour moi d’accepter ça. Parce qu’il était là ! Et que j’avais des échanges vraiment passionnants avec lui. Je me disais : “Où est la communauté artistique, pourquoi elle ne profite pas de sa présence ?” Je trouve qu’on l’a mis à l’écart. Mais c’est sûr que c’était difficile. Je ne juge pas. »

Olivier Choinière estime que c’est complexe : le créateur faisait lui-même la distinction entre le metteur en scène et la personne — « cette séparation a été un moteur dans l’écriture de la pièce » —, et le premier avait disparu « à ses propres yeux ». « La tragédie, c’est qu’il y avait Brassard et il y avait André. Brassard a pris toute la place, il rayonnait. Mais après sa maladie, c’est André qui était là. Et à la fin de sa vie, lui-même ne savait pas quoi faire de cette personne. » Son lien avec l’extérieur, son rapport aux autres, passait beaucoup par le travail, tellement il montait de productions. « Pour moi, c’est une grande question dans la pièce : c’est quoi, l’existence, après la vie artistique si tu as tout sacrifié, si tu as donné ta vie à l’art ? »

Héritage humaniste

Le texte restitue certains verbatims des entretiens d’Olivier Choinière avec ce « conteur fabuleux ». À l’instar de La dernière bande, la pièce montre AB réécoutant des extraits de son journal sonore, des cassettes qu’il a gravées à des époques antérieures, désireux de réaliser un ultime enregistrement.

« Ce qu’il y a de tragique par rapport à Brassard, et dans La dernière cassette, c’est qu’il est lui-même responsable de transmettre son propre héritage, note l’auteur. Et qui va le recevoir ? Pour moi, c’est [se demander] ce qu’on a fait de cet héritage-là. En travaillant sur cette matière, je me suis rendu compte qu’il y a toute une vision humaniste de la vie et de la société, une perspective sur la collectivité, qu’on a complètement perdue et qu’on ne retrouve pas sur nos scènes. J’ai le sentiment qu’on est davantage tournés vers notre ego que vers l’ensemble de la société. Et ma pièce est l’occasion de rappeler qu’il y a une vision de l’existence, et du théâtre, qui est peut-être en train de disparaître. »

Contexte oblige, cette peinture intime d’une fin de vie place le célébré metteur en scène dans des situations pas toujours très glorieuses. Mais une grande tendresse soutient le spectacle, assure Olivier Choinière.

« Pour moi, il y a toute une complexité, une dimension humaine, qui était essentielle dans la façon dont André Brassard concevait la vie et qui devait se retrouver dans la pièce :le rapport au sacré, au sublime, et, en même temps, la trivialité et la déchéance. C’est beckettien, mais c’était aussi beaucoup Brassard. » Et c’est également, ultimement, le miroir de notre lot à tous.

La dernière cassette

Texte et mise en scène : Olivier Choinière. Une création de L’ACTIVITÉ. Au théâtre de Quat’Sous, du 5 au 30 septembre.

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