Botero à plein volume

Des voix conspuent à juste titre la grossophobie, ostracisme visant les êtres très enrobés, surtout les femmes, bien entendu. Le peintre sculpteur colombien Fernando Botero, disparu la semaine dernière à 91 ans, en célébrant après Auguste Renoir, les rondes de la terre, les a quand même un peu vengées. Sous sa main, les formes plantureuses des muses poids lourd, en envol de légèreté, se mettaient à virevolter en défiant la loi de la gravité. Il jouait du pinceau et du ciseau dans l’ivresse des volumes. Les modèles décharnés d’El Greco pouvaient à ses yeux se rhabiller. Sa Mona Lisa arborait des bajoues, ses danseuses, des mollets dodus à faire fuir Edgar Degas et son chevalet. Inspirée beaucoup par les muralistes mexicains à la Diego Rivera et par les oeuvres précolombiennes, son approche monumentale collait aux racines hispanophones et autochtones de l’Amérique latine. Il s’en sera enveloppé pour les regarder s’épanouir partout.

Ai-je découvert telle de ses oeuvres à Paris, à La Nouvelle-
Orléans, à New York ou dans sa grande rétrospective à Québec au Musée national des beaux-arts en 2007 ? Toutes valsent ensemble dans ma mémoire avec leur opulence et leur lascivité. « Je ne suis pas gros. Non monsieur ! Enveloppé tout juste ! » protestait Obélix. Les
créatures de Botero semblent tenir le même discours.

Certains lui reprochaient l’absence d’état d’âme de ses visages, son détachement, pétri d’humour, à l’heure de ciseler des galbes dignes de bouddhas repus et de Vénus callipyges. Procédé répétitif d’artiste, il est vrai, et d’artiste qui ne dédaignait point le succès commercial. Ses corps de démesure ont colonisé la terre entière. Pop par leurs silhouettes reconnaissables entre mille, précieuses bouées artistiques de familiarité.

Si célèbres qu’elles trônent sur plein d’aimants à frigo. On croit parfois les voir s’animer à travers des êtres croisés dans la rue ou observés à l’écran. Quand Geneviève Schmidt, vibrante comédienne adorée du public, a remporté un deuxième prix d’interprétation aux Gémeaux dimanche soir, j’ai cru voir un Botero de mouvements et d’émotions onduler sur la scène.

Moment de poésie du gala par-delà l’irritation de ces catégories non genrées en excès de zèle. Le processus réduit surtout au bout du compte le nombre d’acteurs et d’actrices primés, qu’ils soient ronds, filiformes, glabres ou poilus. Autant ouvrir des portes sans se tirer dans le pied.

Les oeuvres de Botero semées dans les grands musées, jardins de sculpture et parcs de la planète n’ont pas fini de perpétuer sa mémoire. Plus de 3000 peintures et 300 sculptures ; des chiffres aussi ronds que ses modèles. On se promet de saluer l’ombre du maître dans les temples de l’art et sur les places publiques au hasard des voyages. Ses masses de chair blessées ou alanguies allument tant de regards aux quatre coins du monde. Aussi plus près de nous, sur un parterre privé au 76, avenue Maplewood à Outremont. Des passants y admirent de la rue son bronze Voluptuous Man on a Horse atterri là après des pérégrinations new-yorkaises et montréalaises. Longue vie à lui !

Tout en femmes, mais aussi en chevaux et en ânes, en oranges et en poires soufflées apparemment à l’hélium, en familles grassouillettes venues remplir l’espace en tassant le décor. En taureaux également. Un artiste ne se rêve pas longtemps toréador sans conserver un faible pour les corridas aux rituels théâtraux de puissance et de sang.

D’ailleurs, son berceau de Medellín rimait plus souvent qu’autrement avec violence et cartels de drogue. De quoi lui opposer ses formes pleines, une sensualité triomphante. Sans oublier pour autant les tourments politiques de son pays ou d’ailleurs. Lui qui considérait Guernica de Picasso comme le tableau phare du XXe siècle avait dénoncé à sa suite les horreurs des humains capables du pire. Il a recréé sur ses toiles les tortures américaines dans la prison d’Abou Ghraib, hurlements de révolte muette soudain répercutés. Lors d’un attentat meurtrier à Medellín sur la place San Antonio en 1995, son bronze L’oiseau avait été abîmé par une bombe. Il fit don à la ville d’une nouvelle sculpture, L’oiseau de la paix, placée près de son premier volatile estropié. En 1974 en Espagne, son fils de quatre ans perdait la vie dans un accident de la route où il fut lui-même grièvement blessé. La mort rôdait dans son sillage comme un vautour. L’artiste colombien en garda l’empreinte sur son épaule au long de ses errances à travers le monde, entre Medellín, Bogotá, New York, Paris, la Toscane, Madrid, Mexico ou Monaco. Avant de finir par s’envoler pour de bon vendredi dernier. Nous laissant en partage ses chants de liberté.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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