Un préjudice gravissime

Dans le secret du cabinet médical, il n’est pas toujours aisé de déterminer le moment où un conseil professionnel glisse vers le paternalisme ordinaire. En revanche, il paraît de plus en plus facile de tracer une ligne rouge sur des pratiques abusives, au premier chef la stérilisation forcée. En cela, l’action collective autorisée par la Cour supérieure au nom des femmes d’origine attikamek, qui soutiennent avoir été stérilisées sans leur consentement libre et éclairé, vient poser une pierre utile dans la longue marche vers la sécurisation culturelle.

Plusieurs demandes similaires ont été présentées — mais pas encore autorisées — un peu partout au Canada, notamment en Alberta et en Colombie-Britannique. Ces deux provinces portent au surplus l’héritage honteux de vrais de vrais programmes gouvernementaux de stérilisation contrainte créés au siècle dernier pour être abolis quelques décennies après. Rien de tel au Québec, où un rapport de recherche a néanmoins montré que la vile pratique a non seulement existé, mais perduré, des cas remontant au moins jusqu’à 2019.

« Tu as trop d’enfants ! » « C’est le temps de te faire une ligature. » La pression médicale décrite dans le jugement rejoint plusieurs témoignages reçus par la sénatrice Yvonne Boyer, qui s’active ces jours-ci pour faire modifier le Code criminel afin de criminaliser explicitement la stérilisation forcée et contrainte. Le phénomène toucherait aussi des femmes vulnérabilisées par une dépendance ou une maladie mentale, suggérait en 2019 une sous-ministre adjointe à Santé Canada.

Le feu vert donné lundi par le juge Lukasz Granosik revêt ainsi une charge symbolique particulière. Aucune des allégations n’a encore été prouvée devant un tribunal et les médecins poursuivis n’ont pas livré leur version des faits. Reste qu’il confirme aux demanderesses — dont l’anonymat est préservé — que leurs doléances, ainsi nommées, sont bel et bien préjudiciables. L’une et l’autre soutiennent avoir subi une ligature des trompes sans y avoir consenti librement. La première sans en avoir été informée, la seconde, sous la contrainte. Plusieurs femmes de leur communauté auraient traversé une épreuve semblable.

Si avérées, ces actions « constituent une atteinte gravissime aux droits et libertés fondamentaux », écrit le juge Granosik. Il estime qu’à ce compte, il est « tout à fait possible de plaider que stériliser une femme sans son consentement libre et éclairé constitue à la fois une faute civile, une faute déontologique, un acte criminel et une transgression de la Charte des droits et libertés, tant au niveau des droits et libertés que du droit à l’égalité et, enfin, aux niveaux des droits économiques et sociaux ».

Cette énumération donne du poids à ce dossier controversé que Québec traîne comme un boulet après avoir nié son existence. Le juge Granosik renvoie cependant au juge du futur procès le soin délicat de déterminer si des stéréotypes ou des préjugés ont pu influer sur les soins prodigués aux femmes attikameks. Voilà une bombe à mèche lente qu’il ne faudra pas lâcher des yeux.

Depuis la mort indigne de Joyce Echaquan, à 37 ans, le Québec marche sur des oeufs, chaque avancée apportant son lot de dépits et de doutes. Mercredi, un tribunal d’arbitrage de grief a ordonné la réintégration de la préposée aux bénéficiaires de l’hôpital de Joliette, congédiée pour avoir tenu « des propos irrespectueux et empreints de préjugés » à l’endroit de la mère de sept enfants.

La nouvelle a été accueillie avec tristesse et méfiance par la famille de Mme Echaquan et par les groupes appuyant ses démarches pour faire reconnaître le Principe de Joyce, qui vise à garantir à tous les Autochtones « un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé ». Ces deux dossiers vont teinter les consultations sur le projet de loi n° 32 (instaurant l’approche de sécurisation culturelle au sein du réseau de la santé et des services sociaux), les 12 et 13 septembre prochains.

Accueilli plus que fraîchement, le projet de loi du ministre Ian Lafrenière, déposé en juin, au dernier jour de la session parlementaire, apparaît comme un test crucial pour le gouvernement Legault. En l’état, il a été jugé largement insuffisant, mais surtout pétri de contradictions par de nombreux intervenants, au premier chef par les premiers concernés.

Il faut dire que le gouvernement Legault est devenu le champion du « parler des deux côtés de la bouche ». C’est ainsi qu’il arrive à citer en exemple le Principe de Joyce dans l’introduction de son projet de loi n° 32… en refusant d’y souscrire. Idem pour ce qui est de son rapport difficile au concept de discrimination systémique reconnu dans les rapports Viens (sur les relations entre les Autochtones et certains services publics) et Kamel (sur la mort de Mme Echaquan), rapports qu’il a globalement applaudis.

S’il ne veut pas s’embourber, le ministre Lafrenière a tout intérêt à se préparer. Il paraît bien difficile de réparer une injustice en tournant vainement autour du pot.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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