Le supplice de l’antichambre

« En prendre moins, mais en prendre soin. » Frappée d’anathème, notamment par le ROC (rest of Canada), la formule de François Legault est de plus en plus érigée en vertu d’un océan à l’autre. C’est que là-bas, comme ici, la guerre des chiffres entourant l’immigration n’en finit plus de faire écran.

Mais pendant qu’on calcule et recalcule ceux qui sont déjà ici et ceux qui s’en viennent, on élude une part essentielle du débat : ce serait quoi, au juste, « en prendre soin » ?

En simplifiant à l’extrême, « en prendre soin » pourrait se résumer à tout mettre en oeuvre pour réussir une immigration rapide et humaine. Maîtrise du français à la clé, cela va de soi. Sur ce dernier point, le gouvernement Legault s’est démené et a resserré les boulons. C’est heureux.

Sa plus récente création, Francisation Québec, connaît cependant des débuts pénibles. Le Devoir a fait état cet été d’un achalandage record qui a laissé sur la touche 95 % des près de 30 000 immigrants inscrits à ce guichet unique. C’est lamentable.

Avec un peu de temps, il est heureusement encore permis d’imaginer de meilleurs jours à Francisation Québec. Du temps et de la souplesse, c’est justement ce qui risque de manquer le plus cruellement à la consultation sur la planification pluriannuelle de l’immigration qui s’ouvre mardi.

Un nombre record d’intervenants y est attendu. Au bureau de la ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, on aime à penser que cet engouement est le signe que la vision caquiste prônant une « approche équilibrée de l’immigration permanente » plaît.

C’est plus compliqué que cela. Déjà, l’entêtement du gouvernement à ne pas prendre en compte les travailleurs temporaires dans ses équations (au grand dam des oppositions et des organisations sur le terrain) a jeté de l’huile sur le feu et échauffé les esprits.

On en comptait plus de 90 000 au Québec en 2022. Ça fait beaucoup de laissés-pour-compte. Même en admettant qu’on puisse y revenir dans un second temps, ce que la ministre a promis de faire, il restera au moins deux autres gros éléphants dans la pièce.

Il y a d’abord l’immigrant qualifié en vertu d’un programme spécial de recrutement ou reçu pour des raisons humanitaires. Si Québec va de l’avant avec ses cibles, Le Devoir a calculé qu’il lui faudra attendre plus de 25 ans avant de pouvoir décrocher une résidence permanente !

À échelle humaine, c’est le temps qu’il faut pour voir naître un enfant, le regarder grandir et le laisser voler de ses propres ailes. Aussi bien dire des pans entiers d’une vie fuyant pour ne jamais revenir.

Ils seraient près de 12 000 prisonniers de ce triste bateau suspendu. Parmi ceux-là, on trouve des Ukrainiens qui ont fui la guerre, de même que nos fameux « anges gardiens » devenus indispensables à nos services publics exsangues.

D’après les calculs du Devoir, les scénarios envisagés par la ministre Fréchette font également en sorte qu’il faudra près de dix ans à un réfugié reconnu et à ses personnes à charge — ils seraient 30 000 en attente — pour obtenir la résidence permanente. Presque une décennie, donc !

Qu’on ne se trompe pas. Ces gens ne sont pas des projections abstraites. Ils sont ici, vivent, aiment et rêvent à nos côtés, tout en étant freinés par de puissantes entraves. Sans résidence permanente, ils ne peuvent pas étudier, avoir accès aux garderies ou occuper certains emplois, par exemple. Ce statut précaire fait aussi peser une épée de Damoclès sur leurs éventuels projets de réunification familiale.

Une question s’impose : si on a pris la peine de leur accorder le statut de « personnes à protéger » — en vertu, il est vrai, d’un programme fédéral spécial —, n’est-ce pas parce qu’on a estimé que leur trajectoire appelait à la compassion la plus élémentaire ?

Il n’y a pas d’avantage à tenir des gens loin du terreau sur lequel ils étirent prudemment de nouvelles racines. Une des solutions possibles serait de faire comme on a fait avec les étudiants étrangers, soit les sortir des cibles ministérielles, pouf, magie !

Mais le problème continuerait de se nourrir de lui-même puisque la sélection continuera d’être imposée par le fédéral. À moins, bien sûr, d’un rapatriement complet de ces pouvoirs à Québec, ce qui reste, dans l’absolu, la meilleure solution pour apaiser la garde douloureuse de cette responsabilité mal partagée. Cela dit, tant que ce ne sera pas fait (et rien n’annonce un tel dénouement), Québec devra « faire avec ».

Alors que s’ouvre la consultation la plus surveillée de l’automne, le débat, on le voit bien, ne pourra pas s’en tenir passivement aux cibles à venir. Oui, il faut penser de quoi demain sera fait, c’est même capital.

Mais il faut, en même temps, s’occuper de ceux qui sont coincés dans l’antichambre. Il n’y a aucune raison valable pour justifier qu’un Québec prospère comme le nôtre choisisse de maintenir sciemment autant de gens dans la précarité, encore moins pour autant de temps. Si Mme Fréchette croit à un débat juste et serein, elle a le devoir d’adapter ses projections en conséquence.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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