Les sirènes du privé

Il n’est pas facile de forcer un paquebot comme celui de la santé à faire un virage à 180 degrés. Surtout après avoir navigué à vue pendant trois ans dans une purée de pois pandémique. Tandis que le ministre de la Santé Christian Dubé s’échinait cette semaine à défendre sa carte maîtresse en commission parlementaire, des reportages braquaient les projecteurs sur la place grandissante que prend le privé sous le règne caquiste.

Depuis la porte entrouverte par les libéraux dans la foulée du jugement Chaoulli, le privé a étendu ses tentacules. À l’époque, Philippe Couillard, l’architecte du projet de loi 33 qui a mené à la création des centres médicaux spécialisés (CMS), s’était voulu rassurant. Loin du cheval de Troie, la formule devait même contribuer à contenir les ardeurs du privé. Il est vrai que les années suivantes n’ont pas vu les CMS se multiplier comme des lapins ni nos réflexes à se tourner vers ceux-ci à la première occasion.

Ce n’est plus le cas. Avec la Coalition avenir Québec (CAQ), les CMS sont graduellement devenus des partenaires plus « naturels ». Il faut dire que les listes d’attente pèsent d’un poids lancinant sur les épaules des Québécois. En janvier, Le Devoir nous apprenait l’ajout d’une prime de 10 % ou 20 % pour les interventions complexes, ainsi qu’une bonification de 5 % ou 15 % pour les patients en attente depuis six mois ou plus. Un incitatif assumé qui a fait mouche.

Selon une compilation de Radio-Canada, les établissements de santé de la grande région de Montréal s’apprêteraient à octroyer des contrats d’une valeur de près d’un demi-milliard à une douzaine de CMS pour des services d’interventions chirurgicales d’un jour, d’endoscopie, d’imagerie et d’opérations ophtalmologiques. Objectif : se décharger de plus de 600 000 procédures pour les cinq prochaines années. Du costaud.

La dépendance aux agences privées de santé a suivi une tendance plus nette encore. En cinq ans, des données obtenues par Le Journal de Montréal ont montré que la facture a quintuplé, passant de 300 000 $ à 1,5 million. Le ministre Dubé a beau s’être engagé à mettre un terme au recours aux agences d’ici 2026, le terrain, lui, n’en a cure. La nécessité n’est pas que la mère de l’invention ; elle est aussi celle de la débrouillardise et… des principes piétinés.

Le projet de loi 15 promet de « rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace », notamment par le biais de modes de gestion importés du privé. Les « top guns » que Christian Dubé cherche à recruter seront dépositaires de cette vision destinée à déscléroser un réseau public devenu onéreux et dysfonctionnel. Mais entre éviter les ruptures de services et se réfugier dans les bras du privé, la ligne peut être mince.

Il aura ainsi fallu que la vérificatrice générale insiste pour que soit ajouté un mécanisme lui permettant de suivre la trace de ce qui se fait dans ces bulles privées. Et encore, les amendements consentis ne lui ouvriront les portes que des cliniques privées recevant plus de 50 % de financement public. C’est trop timide.

Tous ces signaux additionnés invitent à la prudence. L’opposition s’en est fait le porte-voix cette semaine en s’insurgeant contre le choix du ministre de négocier en coulisses avec les lobbys de médecins pendant que les parlementaires se décarcassent pour améliorer les 1180 règlements de sa loi mammouth.

L’opposition a raison de s’en inquiéter. Christian Dubé dit vouloir ainsi gagner du temps qu’il n’a pas. C’est un peu court. Le travail parlementaire, pas plus que la refonte de notre réseau public, ne saurait être subordonné aux volontés et aux appétits du privé.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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