Les drapeaux rouges

L’homicide intrafamilial agit comme une bombe à fragmentation dans la vie des familles. Violent au-delà des mots, il survient dans un contexte de stupeur sans nom. Généralement, des pièces maîtresses d’un puzzle dont on a appris à reconnaître les contours finissent par émerger. Ces drapeaux rouges, il faut collectivement, et dans tous les milieux, apprendre à les repérer plus tôt et à les nommer comme tels, sans peur ni pudeur.

C’est frappant dans les meurtres des jumeaux Tristan et Antoine aux mains de leur père, samedi, à Notre-Dame-des-Prairies, dans Lanaudière. Sonnés, proches et amis racontaient n’avoir jamais imaginé pareil bain de sang. Si le pire survient parfois, on préfère toujours penser qu’il n’adviendra pas. Certes, la séparation du couple avait été houleuse. Oui, monsieur semblait présenter des signes de détresse, aux yeux de certains, du moins. Oui, il aurait harcelé sans relâche madame, la pourchassant jusque dans son intimité par le biais de technologies de surveillance dont il faisait métier.

Sa volonté maladive de contrôler son ancienne conjointe et leurs enfants lui aurait ainsi valu la visite de la Sûreté du Québec, deux jours avant le carnage. Survenue sous les yeux de ses jumeaux traînés malgré eux au coeur du conflit, son interpellation l’aurait humilié au point de le désorganiser complètement, ont déploré des proches. Ils ont raison de s’interroger. En toute chose, il y a l’art et il y a la manière, et ici, les services policiers ont fait un choix qu’ils devront expliquer.

Reste qu’on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir arrêté Ianik Lamontagne ce jour-là. Aucun casier judiciaire. Pas de signe de violence, présente ou passée. Fin de la partie, donc ? Il ne le faudrait pas. Dans la majorité des homicides familiaux, on aura déploré la présence d’une dynamique de contrôle coercitif, laquelle compte des points de contact avec le puzzle que le Québec tente de résoudre ces jours-ci.

Le contrôle coercitif permet à l’agresseur de maintenir son emprise sur la victime, un peu à la manière d’une prise d’otage, en la tenant « littéralement en cage ou au bout d’une laisse invisible », lit-on dans une revue de littérature faite par le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. La violence physique y est rarement présente. Paradoxalement, l’homicide en est souvent la première (et la dernière) manifestation. 

Car sa trajectoire funeste répond à un schéma prévisible. La violence coercitive cherche à déshumaniser et à humilier au gré de tactiques qui s’inscrivent dans le temps. Celles-ci font leur nid dans des sphères aussi diverses que psychologiques, physiques, sexuelles, émotionnelles, administratives et économiques. S’il y a des progrès à faire, c’est bien sur le front de cette mécanique toxique.

Une des étapes suivantes est judiciaire et politique. Dans leur réponse aux violences conjugales, des États comme l’Angleterre, l’Écosse ou Hawaï ont criminalisé le contrôle coercitif. À Ottawa, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne s’est lui aussi interrogé sur le sort à jeter au contrôle coercitif. Il a produit en 2021 un rapport éclairant recommandant la criminalisation du contrôle coercitif. C’est une voie à laquelle le gouvernement Trudeau songe et qui sourit au gouvernement Legault, apprend-on dans nos pages aujourd’hui. Cela mérite d’être approfondi rapidement.

On a par ailleurs grandement amélioré nos analyses de risque, au Québec, mais on peut encore les raffiner. Selon les experts, on aurait encore tendance à considérer isolément chaque homicide intrafamilial sans les connecter entre eux. Pourtant, un fil d’Ariane relie les 56 enfants assassinés par un de leur parent au Québec, entre 2011 et 2020. Il y a un fin travail de dentelle à faire et, surtout, tout un filet à resserrer.

Il est vrai que des cellules d’intervention rapide ont été mises en place partout au Québec. Leur succès passe inaperçu, et pourtant, elles fonctionnent. Policiers, intervenants spécialisés, maisons d’hébergement : dans ce système, chacun sait ce qu’il a à faire pour réagir vite et bien afin de former un cocon protecteur autour des enfants pris en otage et d’accompagner les adultes en détresse. Pour que ces cellules fassent pleinement leur travail, cependant, il faut un message clair. Surtout, il faut une mécanique d’intervention infaillible qui, en l’état, présente encore trop de failles.

Notre société manque de maturité sur ces enjeux émotifs. Elle manque de vocabulaire et d’aplomb pour mettre des mots sur la souffrance, la peur et la colère qui nourrissent ces bombes à défragmentation. Arrêtons d’imaginer que nos services publics veillent au grain pour nous. Notre nation est riche de services publics qui sont donnés par une école en crise, un réseau de la petite enfance en carence, un réseau de la santé mentale sous respirateur et une direction de la protection de la jeunesse submergée. Délions les langues et dessillons les yeux. Des vies en dépendent.


Besoin d’aide ? Si vous pensez au suicide ou vous inquiétez pour un proche, des intervenants sont disponibles en tout temps au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553), par texto (535353) ou par clavardage à suicide.ca . Vous pouvez également contacter l’organisme À coeur d’homme, qui vient en aide aux hommes en difficulté, au numéro sans frais suivant : 1 877 660-7799.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

À voir en vidéo