Quand on «débat» de toi

Ça aura fait dix ans, le 10 septembre dernier, que le projet de « Charte des valeurs québécoises » fut présenté à l’Assemblée nationale. La nouvelle avait eu l’effet d’une bombe dans mon cercle d’amis. Nous avions vingt et quelques années, notre expérience en mobilisation politique et sociale allait bien au-delà de notre âge, et nous étions déterminés à défendre l’idée d’un Québec « ouvert » ou « inclusif ».

En moins de deux semaines, nous avions cherché l’appui de regroupements juifs, musulmans et sikhs, puis rassemblé 5000 personnes au centre-ville de Montréal pour une manifestation où nous scandions notamment que « le Québec n’est pas la France, vive la différence ». Charles Taylor, déjà d’âge vénérable, avait escaladé devant nous la boîte de notre pick-up de location pour prononcer un discours passionné dont la force était directement puisée dans l’énergie de la révolte. Pour moi, qui n’avais vu l’homme que dans son rôle de « sage » aux audiences télévisées de la fameuse commission sur les accommodements raisonnables, l’image était saisissante.

Le poids de l’actualité était, bien sûr, le plus lourdement porté par les minorités religieuses, les femmes musulmanes, en particulier. Ce qui était plus difficile à prévoir, c’est que bien des alliés allaient aussi recevoir le projet de loi comme une attaque personnelle. Certains ont vu dans la « Charte » une attaque à leur conception des valeurs québécoises ou aux droits et libertés, de manière plus générale. D’autres ont vu un coup de couteau dans leur rêve d’un Québec indépendant et le signe d’un virage vers un nationalisme qui n’allait jamais pouvoir toucher le Québec dans toute sa diversité, ni même la génération montante.

Le sentiment de peur, lui, était ressenti avec le plus d’acuité par mes amis qui, comme moi, sont des enfants d’immigrants. Certains appartenaient à des minorités religieuses, d’autres non. Parce qu’« autre » aux yeux de la majorité, on se disait tous qu’un gouvernement qui s’attaquait ainsi aux droits d’un groupe minoritaire pouvait s’attaquer à n’importe quel autre groupe demain, dont le nôtre. Ce raisonnement était rarement explicite, et même pas toujours conscient. C’est moins par les mots que par nos comportements, l’urgence d’agir et les émotions partagées qu’on constatait qu’on se sentait tous un peu dans le même bateau.

Déjà, au début de l’automne 2013, mes tripes me criaient que ce « débat » allait mal finir. Comme fille de la banlieue de Québec, je connaissais trop bien comment les discours médiatiques affectent rapidement notre quotidien. Enfant, j’avais pu sentir les regards se tourner vers moi les matins où, quand j’entrais dans l’autobus, André Arthur vociférait contre les Noirs ou les immigrants dans la radio du chauffeur. Ados, mon frère et moi avions été agressés verbalement par des clients à quelques reprises dans nos emplois d’étudiants, alors que politiciens, animateurs de radio et autres chroniqueurs pompaient quasi quotidiennement les gens contre les « minorités qui exagèrent » en plein coeur de la « crise des accommodements raisonnables ».

La plupart ne voyaient la « Charte des valeurs » que pour ce qu’elle était explicitement, c’est-à-dire un projet de loi proposant des idées précises pouvant être adoptées ou non au terme d’un débat. Quand on comprend, ou qu’on a subi directement le pouvoir des mots dans une société, on voit d’abord la « Charte » comme un désinhibiteur de parole, qui prend par ailleurs la forme d’un projet de loi.

Le texte de la « Charte » n’est jamais devenu loi, mais un certain type de discours sur les minorités s’est répandu comme une traînée de poudre dans l’espace public québécois à partir de 2013. Il y a dix ans, les plus sensibles pouvaient déjà comprendre que le moment allait transformer, au moins pour une génération, ce qui était dicible et audible en politique québécoise.

Ce que j’écris sera difficile à recevoir pour plusieurs lecteurs. Je vois venir d’ici les « avec des gens comme elle, on ne pourrait plus débattre, on ne pourrait plus rien dire ! ». Bien sûr, là n’est pas mon propos. Ce genre de réactions est le plus souvent nourri par une insistance sur les intentions — des gens qui proposent certaines idées politiques ou tiennent certains discours dans l’espace public — et un refus de se pencher sérieusement aussi sur les conséquences des mots, leurs effets, leur pouvoir.

Il me semble que si on veut être en mesure de faire un exercice de réflexion honnête sur un événement politique aussi marquant que le fameux débat sur la « Charte », on ne peut pas faire semblant que la circulation des idées dans l’espace public n’a pas aussi un effet direct sur le sentiment de sécurité, au quotidien, des Québécois dont on décide de « débattre ».

Le hasard fait que l’homme qui avait déposé le projet de « Charte des valeurs » en 2013 est aujourd’hui toujours ministre, et que cette fois, il est en train de trouver comment réagir à ceux qui voudraient qu’on fasse des enfants trans et non binaires un objet de débat national.

M. Drainville, et tous les acteurs de la classe politique et médiatique concernés, laissons de côté nos différends une minute. Je vous invite à imaginer ces enfants et ces ados, déjà vulnérables pour un ensemble de raisons, entrer dans l’autobus au moment où l’on « débat » du pour et du contre de leur existence et de leurs droits à la radio, et à voir les regards se tourner vers eux. Je vous intime de bien vouloir vous mettre dans leur peau. Tentez de votre mieux de comprendre l’impact de chacun de vos mots sur leurs interactions sociales quotidiennes. Interrogez-vous sur la place qu’ils auront la certitude d’avoir, ou non, dans la société québécoise. Dites maintenant ce que vous avez à dire comme si ces jeunes étaient directement en face de vous. Parce que, croyez-moi, ils vous écoutent.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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