Le dialogue au temps de la «schismogenèse», l’art de radicaliser la pensée de l’autre

«Il s’agit de radicaliser la position de l’autre pour mieux la discréditer», observe l’auteur.
iStock «Il s’agit de radicaliser la position de l’autre pour mieux la discréditer», observe l’auteur.

Oui, je sais, le mot « shismogenèse » peut paraître rébarbatif. Pourtant, il n’est pas nouveau — il a été forgé par l’anthropologue Gregory Bateson dans les années 1930 — et il exprime une tendance menant à un blocage de tout dialogue. Le terme est repris par les auteurs David Graeber et David Wengrow dans leur livre fascinant Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les liens qui libèrent, 2021).

En termes étymologiques, le mot est composé de « schisme » et de « genèse », ou l’art de créer la division. L’exemple donné par les auteurs décrit bien le procédé en cours : « Imaginez deux personnes parlant politique et commençant à se chicaner sur un point de désaccord mineur. Au bout d’une heure, il y a fort à parier qu’elles seront séparées par une frontière idéologique infranchissable, chacune défendant des positions de plus en plus intransigeantes (et sans doute plus radicales qu’elle ne l’aurait fait en temps normal pour signifier son rejet du point de vue adverse). Voilà comment, au terme d’une discussion enfiévrée, deux sociaux-démocrates modérés aux tendances légèrement divergentes peuvent se transformer l’un en léniniste, l’autre en zélateur de Milton Friedman. »

D’une certaine façon, ce processus relève de la pensée binaire, qui carbure à la construction de dichotomies qui opposent parfois de façon radicale des positions qui deviennent alors irréconciliables. Il s’agit de radicaliser la position de l’autre pour mieux la discréditer.

Les exemples pullulent dans les débats sociaux. L’exemple de la laïcité me vient immédiatement à l’esprit. Pour moi, on peut être pour la loi 21 sans être taxé d’islamophobie, comme on peut être contre sans être accusé de faire le jeu des islamistes.

Il me semble que la pensée binaire doit faire une place à une pensée davantage orientée vers le « continuum », allant, par exemple, de 0 à 10, concernant un objet de débat. Un exemple : la question du nationalisme. Plutôt que d’opposer le point 0 (par exemple, un nationalisme ethnique, identitaire, conservateur) au point 10 (par exemple, un nationalisme civique, multiculturaliste, progressiste), on pourrait constater que la majorité des personnes se situent entre les deux. Selon des gradients variables, certes, mais où parfois les positions peuvent se rapprocher, comme celles des personnes se situant autour des points 4 à 6, voire parfois autour des points 3 à 7.

Le débat prend alors une tout autre allure : il ne s’agit plus de discréditer (« accuser ») l’autre, mais de débattre des fondements de l’une ou l’autre position.

L’axe du continuum est également important parce qu’il permet de sortir d’une position figée dans le temps. On peut (et cela se fait continuellement) osciller d’un point à un autre selon le contexte politique. Ainsi, on peut un jour favoriser le nationalisme identitaire (par exemple lorsque l’on est choqué par des propos condescendants comme ceux du président d’Air Canada) et un autre jour opter pour un nationalisme inclusif (par exemple lorsqu’un ministre accuse les immigrants de ne pas travailler).

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