Faut-il s’inquiéter de la reprise du surtourisme?

«Le tourisme mondial est en bonne voie de retrouver, d’ici la fin de l’année, ses niveaux d’avant la pandémie», a déclaré récemment Zurab Pololikashvili, secrétaire général de l’Office mondial du tourisme (OMT).
Sebastien Salom-Gomis Agence France-Presse «Le tourisme mondial est en bonne voie de retrouver, d’ici la fin de l’année, ses niveaux d’avant la pandémie», a déclaré récemment Zurab Pololikashvili, secrétaire général de l’Office mondial du tourisme (OMT).

La compagnie TCS World Travel, spécialisée dans le voyage ultraluxueux, propose cet automne un grand périple planétaire en jet réservé à 52 happy few. Le coût, tout inclus : 150 000 dollars américains en occupation double, plus les taxes et les pourboires (aléatoires).

Le circuit s’étend du 29 octobre au 21 novembre, commence et finit à Orlando, en Floride, et passe par de nombreuses merveilles du monde : Machu Picchu, île de Pâques, Fidji, Angkor, Taj Mahal et plaine du Serengeti. Marrakech figure au programme, mais allez savoir si la destination y restera avec le récent et très fâcheux tremblement de terre marocain, empêcheur de bronzer en paix.

Mais, du côté du tourisme, il y en a pour tous, y compris le vulgum pecus. La bougeotte planétaire généralisée se concentre maintenant jusqu’au cliché dans le Wonder of the Seas, champion des superlourds des mers. Le paquebot de 18 ponts, lancé il y a quelques mois, peut transporter 7500 passagers et 2200 membres d’équipage.

Le seuil du milliard de touristes traversant les frontières a été atteint en 2012, selon l’Office mondial du tourisme (OMT), un organisme des Nations unies. Et ça continue. Et ça reprend.

« Le tourisme mondial est en bonne voie de retrouver, d’ici la fin de l’année, ses niveaux d’avant la pandémie », a déclaré récemment Zurab Pololikashvili, secrétaire général de l’OMT. Les arrivées de vacanciers comptabilisées par l’agence onusienne pour le premier trimestre de 2023 sont en progression de 86 % par rapport à la même période de 2022, ce qui représente aussi 80 % du niveau de 2019, dernière année prépandémique.

Montréal aussi en profite. La ville a retrouvé 100 % de ses niveaux de fréquentation prépandémiques. Les projections rationnelles, dépassant les prévisions, prévoient 11 millions de visiteurs en 2023, dont 2 millions d’Étasuniens et 500 000 Français, environ. Les autres viennent d’ailleurs dans le monde, mais surtout du Québec et du reste du Canada. Un visiteur comptabilisé passe au moins une nuitée ici.

Surtourisme et hypermobilité

Le professeur Luc Renaud, du Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, est surtout surpris par la grande vitesse à laquelle est arrivé ce puissant rebond universel. « Le tourisme, c’est une industrie qui carbure à la croissance, comme toutes les autres », dit-il en expliquant que l’accès à l’hypermobilité permet le développement de ce surtourisme.

« On peut bouger facilement et pour peu cher, résume-t-il. On peut aller en Europe et faire 11 000 km aller-retour pour environ 1000 $. C’est très abordable et c’est un incitatif à la surconsommation. Les gens brûleraient encore plus d’essence si elle se vendait 50 cents le litre. »

Le professeur ne défend pas une position antitouristique. Chercheur critique, il se dit favorable à un tourisme efficace, mais aussi plus juste et plus vert. « On aurait aimé une nouvelle approche, un questionnement, pour mettre en place des façons de faire différentes. Il ne semble pas qu’on en soit là. »

Marie-Julie Gagnon, journaliste spécialisée en tourisme (elle collabore au Devoir), avoue qu’elle faisait partie de ces idéalistes qui pensaient que la pause pandémique encouragerait les touristes à voyager mieux et moins, suivant le mouvement éthique et équitable amorcé depuis quelques années pour réfléchir aux conséquences des déplacements massifs.

« Je pensais qu’on irait vers une réflexion en profondeur au lieu de se garrocher partout. La grande majorité des gens est au contraire atteinte d’une boulimie de voyage en mode rattrapage, dit-elle. J’ai discuté avec des agents de voyages qui m’expliquent n’avoir jamais été si occupés de leur vie, en plus dans le contexte où plusieurs ont quitté la profession pendant la pandémie. »

Des signes de surchauffe

Le secteur emploie tout de même 10 % de la main-d’oeuvre mondiale. Il a généré mille milliards de dollars américains en 2022, une augmentation de 50 % par rapport à l’année précédente. Les signes de surchauffe s’accumulent. Les hordes de voyageurs prennent d’assaut les monuments et les quartiers les plus connus de la planète, ce qui crée sans cesse de nouveaux points d’attrait vendus comme protégés à des touristes qui y affluent ensuite. Les millénariaux en pincent maintenant pour la Mongolie, tellement instagrammable…

Des villes et des régions tentent de juguler les invasions plus ou moins saisonnières. Le parc des Calanques, dans le sud de la France, limite maintenant les visites à 400 personnes par jour, six fois moins qu’avant la pandémie. La ville de Dubrovnik, sur l’Adriatique, limite à deux les escales quotidiennes de navires de croisière. Venise (13 millions de touristes en 2019) devrait bientôt faire payer une taxe au million de ses visiteurs annuels qui ont pratiquement chassé tous les résidents permanents.

« À Barcelone, on voit encore des cordes à linge dans le vieux quartier, note Luc Renaud. Les Barcelonais se battent pour conserver leur espace de vie. Ça a pris trente ans pour transformer le Vieux-Québec en espace touristique, et ça va prendre probablement une génération pour y réintroduire la communauté. »

Tourisme Montréal (TM) n’envisage aucune mesure de restriction parce que la saturation est loin d’être atteinte, selon l’organisme de promotion de la région métropolitaine. Chose certaine, on est loin du maldéveloppement touristique de Budapest, devenue la nouvelle sin city des hordes de jeunes Européens.

« On mise sur la dispersion des flux touristiques, explique Aurélie de Blois, porte-parole de TM. Chaque arrondissement a ses attraits. On fait leur promotion. Il y a quelques années, peu de touristes seraient allés à Verdun pour visiter la rue Wellington, [depuis] désignée la plus cool du monde. On veut une cohabitation harmonieuse entre les résidents et les visiteurs. »

La question des responsabilités personnelles surgit immanquablement. « C’est très facile pour ceux et celles qui ont beaucoup voyagé de faire la leçon aux autres, dit Mme Gagnon. Ce discours un peu hautain n’a pas sa place. Je continue de trouver qu’il y a énormément de bienfaits aux voyages, mais il faut être mieux conscients de l’impact de chacun de nos choix. »

Luc Renaud ose même un rapprochement avec le tabagisme. « On est face à une autre industrie dont le pouvoir de marketing est incroyable. Elle sait construire du rêve d’une manière très efficace dans un monde anxiogène. Les gens sortent d’une période de confinement. Ils veulent bouger, et on leur offre de l’évasion. Oui, on est responsable comme consommateur, mais on connaît aussi la force du discours qui nous encourage à consommer du voyage. »

Des solutions ?

Que faire pour contrer le surtourisme et le maldéveloppement touristique dans le contexte de la lutte contre le réchauffement climatique ? Le professeur Luc Renaud, de l’UQAM, recommande trois règles de conduite aux voyageurs : se déplacer moins loin, voyager moins souvent et voyager plus longtemps.

« Au lieu d’aller en Europe chaque été dix jours, mieux vaut y aller une fois tous les trois ans pendant trente jours et ainsi sauver deux allers-retours. Les deux autres étés, on peut visiter le Québec, aller en Ontario ou à Halifax. Ce n’est pas la solution magique, mais c’est un début en tenant compte du fait qu’on aime tous voyager. »

La collègue journaliste Marie-Julie Gagnon vient de publier Voyager mieux. Est-ce vraiment possible ? (Québec Amérique) pour décortiquer les moyens d’adoucir les répercussions négatives du tourisme, comme les crédits carbone. Elle souhaite le retour des agences de voyages avec des spécialistes éthiques et compétents. Elle suggère de contacter directement un gîte au lieu de toujours passer par les nouveaux intermédiaires numériques (comme les plateformes de réservation à la Booking ou Airbnb).

« La recommandation de base, c’est de s’informer plus que jamais. Il ne faut pas s’arrêter à la belle façade, mais favoriser l’achat local. Je n’ai pas le goût de le dire, mais je le dis quand même : faites vos recherches », dit-elle ironiquement en reprenant la formule attribuée aux complotistes.



Une version précédente de ce texte, qui indiquait que les projections prévoient 10 millions de visiteurs en 2023 à Montréal, a été modifiée. ll s'agit bien de 11 millions.

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