«White Out» et «La chambre des enfants» : deux spectacles entre le rêve et l’éveil

Attirée par les formes scéniques qui « font vivre des sensations déstabilisantes », Anne-Marie Ouellet nomme cette démarche «secouer le corps de ville», c’est-à-dire débarrasser le spectateur de ses préoccupations de la vie quotidienne.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Attirée par les formes scéniques qui « font vivre des sensations déstabilisantes », Anne-Marie Ouellet nomme cette démarche «secouer le corps de ville», c’est-à-dire débarrasser le spectateur de ses préoccupations de la vie quotidienne.

Pour sa première visite au Festival TransAmériques, la compagnie outaouaise L’eau du bain offre un doublé. Une invitation espérée depuis un « certain nombre d’années » par la cofondatrice du théâtre créé en 2008, Anne-Marie Ouellet. Ravie, l’autrice et metteuse en scène estime que White Out, oeuvre s’adressant « à tous les sens des spectateurs », est de nature à intéresser les festivaliers. « Elle agit presque comme un spectacle de danse, j’ai l’impression : très sensorielle et avec beaucoup de place pour l’imagination du public. »

Et la présentation de La chambre des enfants, rare incursion du FTA en théâtre jeunesse, permet potentiellement d’explorer l’expérience du diptyque. « En arts visuels, on a l’habitude de voir deux oeuvres qui se répondent, différemment. Ici, c’est la même chose : il y a des échos thématiques, des motifs qu’on revoit d’un spectacle à l’autre. »

Présentée l’an dernier au Carrefour international de théâtre à Québec, White Out émane notamment du désir de la « durassienne » Ouellet de travailler sur La maladie de la mort,le roman « immontable » de Marguerite Duras, mais qui a souvent attiré la scène. « Son écriture est tellement ouverte qu’en essayant de le représenter, tout de suite on fait des choix et on ferme des portes. Finalement, on s’est accroché à deux choses de ce roman : le lieu, une chambre d’hôtel en bord de mer, l’hiver, et le moment où le personnage masculin y revient et se rend compte que la femme a disparu. Et parce qu’elle n’est plus là, il comprend qu’il l’a aimée. White Out part de ce moment où on constate la perte de l’autre, que ce soit par la mort ou par le départ de l’être aimé. Cette relation avec la trace du disparu. » Si elle s’est élaborée à partir de deuils personnels, d’une « zone très sensible et émotive » chez Anne-Marie Ouellet, la pièce permet aux spectateurs d’y déverser leurs propres pertes. « C’est un spectacle atmosphérique dans lequel il y a un fil narratif très mince, pour que chacun puisse projeter son histoire. »

Fruits d’une longue recherche, les spectacles de L’eau du bain s’érigent en trio, avec la conceptrice d’éclairages Nancy Bussières et le concepteur sonore Thomas Sinou. Les trois travaillent ensemble depuis le tout début du collectif. « Le texte s’écrit avec les concepteurs, explique Ouellet. Moi, je peux travailler un peu en dehors du plateau à écrire des versions. Mais ça se construit vraiment quand on est ensemble. On jamme tous les trois : parfois, Nancy teste les lumières et moi, ça me donne une idée. Je m’assois dans la lumière pour écrire un dialogue, Thomas envoie du son… »

Pour White Out, « la lumière a vraiment pris le lead ». Elle est tellement « puissante » que souvent, les mots écrits par Ouellet n’étaient plus nécessaires pour raconter ce qu’elle exprimait déjà. Nancy Bussières était inspirée par sa « fascination pour l’artiste James Turrell, qui crée des installations lumineuses visant à faire perdre les repères ». Les créateurs se sont posé ce défi : produire un whiteout, ce sentiment de désorientation provoqué par un blizzard, afin que le spectateur perde ses propres repères. Le spectacle ouvre sur une tempête sensorielle, qui symbolise ces épisodes où les balises de notre vie s’effondrent. « Le dehors représente ce vide [intérieur] dans lequel on peut tomber, que ce soit à la suite d’un deuil ou d’un épuisement professionnel. Quand tout ce qu’on avait construit ne tient plus, tout d’un coup », illustre Anne-Marie Ouellet.

Sept minutes durant lesquelles le public reçoit une « grande claque, est secoué de l’intérieur » afin de le faire entrer dans un autre état d’écoute. Attirée par les formes scéniques qui « font vivre des sensations déstabilisantes », Anne-Marie Ouellet nomme cette démarche secouer le « corps de ville », c’est-à-dire débarrasser le spectateur de ses préoccupations de la vie quotidienne. « On secoue pour pouvoir enlever ce qui est parasitaire et renouveler l’envie d’entendre, de voir. Et la lumière est conçue pour nous faire halluciner. Il y a des choses qu’on pense voir, mais qui ne sont pas là pour vrai. Nancy travaille vraiment pour que le spectateur ressente sa vision : est-ce qu’il voit vraiment ce qu’il voit ? Donc, il se sent regardant, d’une certaine façon. »

Bref, pour parler en termes modernes, on réinitialise les sens du public afin de le rendre disponible à ce qui vient…

Spontanéité des enfants

La femme que joue Anne-Marie Ouellet est d’abord seule dans une chambre vide. Puis des enfants apparaissent et « viennent resemer la vie dans l’espace. Est-ce qu’ils font partie de mes rêves, de mes hallucinations ? Est-ce moi petite qui viens veiller sur moi grande ? Il y a plusieurs récits comme ça qui sont proposés sans être affirmés. On pourrait dire que ce sont des figures plutôt que des personnages. »

Les créateurs ont eu tant de plaisir à collaborer avec les jeunes interprètes qu’est née l’envie de créer un spectacle « avec eux, pour eux, afin d’aller plus loin dans le travail et que cet espace devienne le leur ». Là où La chambre des enfants rejoint White Out, c’est en exposant une chambre « envahie par le paysage extérieur, où on se balade entre le rêve et l’éveil, où les rêves prennent vie, se matérialisent. Mais ceux-ci sont de nature totalement différente, parce que dans La chambre des enfants, on est dans l’imaginaire de sept enfants qui s’amusent avec ce qu’ils ont sous la main. » Un terrain de jeu soutenu et amplifié par le son et la lumière.

Destinée aux 6 à 11 ans lors de la création au Centre national des arts — mais « les adultes vont avoir beaucoup de plaisir à la voir aussi » —, la pièce s’est construite à partir d’ateliers et de jeux avec la distribution (dont l’aînée de la metteuse en scène). « Et même en représentation, le texte n’est pas tout à fait écrit précisément. Ils ont des parts d’improvisation dans leur texte, dans leurs mouvements, pour que ça reste spontané. Pour qu’on soit vraiment voyeurs d’une chambre habitée par sept enfants », explique la créatrice.

Diriger des enfants, ce qu’elle explorait pour la première fois, a obligé Ouellet à développer une façon de leur parler, à creuser leur rapport, afin que ces interprètes inexpérimentés demeurent des enfants tout au long du processus, au lieu de « devenir de bons petits acteurs. Parce que dès que j’ai l’impression qu’ils reproduisent ce que je veux, pour moi la vie meurt. Je désire garder le jeu, le plaisir ».

L’eau du bain s’intéresse depuis le début au travail avec les non-acteurs. D’où de précédents spectacles avec des adolescents (Impatience) et des personnes âgées (Nous voilà rendus, dont le collègue Christian Saint-Pierre a loué la « signature forte » lors de sa présentation à l’Usine C). Il s’agit alors de « magnifier la présence d’une personne plutôt que de la faire entrer dans un personnage. De se mettre à l’écoute des autres très tôt dans le processus — des gens que je ne côtoierais pas nécessairement d’habitude.Au final, au lieu d’écrire un texte qu’on donne à dire aux participants, j’ai l’impression que je leur écris plutôt un sous-texte qui va les nourrir. Et où ils peuvent apparaître avec leur richesse, leurs couleurs différentes. »

Et ce qu’Anne-Marie Ouellet adore d’abord, c’est qu’un projet théâtral constitue pour les non-professionnels « l’expérience d’une vie ». « Ce n’est pas leur job. Et moi, je me sens comme ça : quand j’arrive au théâtre, je joue ma vie. Je ne veux vraiment pas dénaturer le travail des acteurs, parce que j’adore diriger des acteurs aussi. Mais la joie, la naïveté des enfants et leurs découvertes ! »

White Out

Texte et mise en scène : Anne-Marie Ouellet. Avec LiCan-Marie Leduc, Anne-Marie Ouellet, Charline Salesse Bergeron, Isaac Salesse Bergeron, Camille Schryburt Cellard et Jeanne Sinou. Une production de L’eau du bain. Au théâtre Rouge du Conservatoire, du 2 au 4 juin.

La chambre des enfants

Avec LiCan-Marie Leduc, Charline Salesse Bergeron, Isaac Salesse Bergeron, Camille Schryburt Cellard, Jeanne Sinou, Benjamin Zdunich et Gabriel Zdunich. Les 3 et 4 juin au Théâtre rouge du Conservatoire.

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