«Salle de nouvelles», une satire prémonitoire

Le spectacle de théâtre «Salle de nouvelles», recréant un studio de télévision, offre à Denis Bernard une «possibilité unique»: jouer à la fois pour la scène et pour l’écran.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le spectacle de théâtre «Salle de nouvelles», recréant un studio de télévision, offre à Denis Bernard une «possibilité unique»: jouer à la fois pour la scène et pour l’écran.

En 1976, l’acclamé film Network traçait une peinture féroce de l’industrie de l’information télévisée. Transposée sur scène par le Britannique Lee Hall 40 ans plus tard, cette « critique de l’infodivertissement » apparaît prophétique tant elle est pertinente, selon Marie-Josée Bastien, qui monte Salle de nouvelles chez Duceppe. « En lisant cette pièce, on se dit qu’elle aurait pu être écrite hier. Tout est un produit, tout peut être scénarisé, même la détresse d’un homme, qui devient un spectacle. C’est quasiment l’arrivée d’une certaine forme de téléréalité. Et cet enjeu traverse les époques : l’humain est terrible pour l’humain. »

Interviewée en décembre 2021, avant le report forcé du spectacle, la metteuse en scène ajoutait que face au spectacle de la misère d’autrui, laquelle nous permet de relativiser la nôtre, on est de plus en plus insatiables. « J’ai l’impression que tout peut être mâché, digéré en une journée. Et après on veut autre chose, d’encore plus sensationnel, encore plus divertissant. »

Conservé à New York dans la traduction de David Laurin, Salle de nouvelles est fidèle au scénario de Paddy Chayefsky. Congédié pour faibles cotes d’écoute, un présentateur de nouvelles annonce son intention de se suicider en ondes. Devant la popularité de la diatribe de Howard Beale, la chaîne décide d’exploiter cette colère profitable, qui fait écho à la frustration populaire. Jusqu’à ce que le prophète télévisé commence à trop déranger…

Mordre dans la satire

Près de deux ans après l’avoir créé au théâtre du Trident, Denis Bernard reprend — et en profite pour « revisiter » son jeu — ce rôle intense, exigeant, pour lequel il a remporté le prix d’interprétation masculine de l’Association québécoise des critiques de théâtre. Pour le comédien, rencontré il y a quelques jours, notre regard sur ce récit a changé depuis le film : « Ce n’est pas juste un pauvre type qui fait une grave dépression. C’est n’importe quel homme qui dit ce que tout le monde pense tout bas, ou qui dit ce qu’il n’a jamais osé dire. Et qu’un système récupère. D’où les radios poubelles, les réseaux de télévision un peu tendancieux, l’infospectacle où tous y vont de leurs opinions, plus abracadabrantes les unes que les autres… C’est la parole à laquelle on a donné cet espace, que je trouve inquiétant. »

L’acteur regarde une très grande diversité de bulletins d’information, d’ici et d’ailleurs. C’est lorsqu’il voit « de la malhonnêteté, une manipulation intellectuelle et qu’on ne s’en tient plus aux faits » qu’il s’insurge. Et entre-temps, la pandémie a « ouvert une digue, qui a laissé de la place à des gens en colère ». Bernard ne mâche pas ses mots contre certains, comme le chef conservateur Pierre Poilievre, qui « prennent cette révolte et qui la mettent au service de leur message, qui est déconnecté de la réalité ».

Mais si Howard Beale « dérape », Bernard, paradoxalement, « assume à peu près chaque chose qu’il dit. Il dénonce des choses qui sont basées sur des faits. Mais est-ce que toute chose est bonne à dire ? » Lui-même a un grand bonheur à prononcer certaines répliques de cette satire. « Ce spectacle m’arrive à un âge où j’ai assez de bagages, aussi par rapport à l’industrie de la télévision, pour avoir envie de mordre dans ces paroles. Par exemple, l’auteur met en relief le marché mondial, le commerce et le met en opposition aux idées. Et ça, il faut le nommer ! La dérive du marché de la télévision a fait en sorte que la parole qui sert une pensée n’arrive plus à s’exprimer. »

À l’écran

Ce spectacle recréant un studio de télévision offre à Denis Bernard une « possibilité unique » : jouer à la fois pour la scène et pour l’écran. « Et même quand je travaille pour l’iris de la caméra, il ne faut pas perdre de vue — c’est l’un des défis — qu’on est au théâtre. Pour moi, c’est une obsession de rester au théâtre. »

Je ne suis pas en train de condamner l’industrie au grand complet. Je dis juste : développons notre esprit critique face à ce qu’on regarde.

La mise en scène éclaire l’intemporalité de la thématique par une esthétique visuelle qui évolue à travers les époques. « Et plus ça avance, plus on est envahis par l’image, explique Marie-Josée Bastien. La caméra est de plus en plus proche [des personnages]. L’écran prend davantage de place quand l’humain disparaît. » Ce qui a changé depuis 1976, et que reflète la transposition scénique, c’est la vitesse du monde, le temps d’exécution moindre dont disposent les médias. Et au fil du spectacle, moins le plateau télévisuel accueille de personnel, plus celui-ci doit être performant, rapide. La grosse distribution, qui, sauf Bernard, campe de multiples rôles, se livre à un ballet accéléré. « On s’est beaucoup amusés avec cette matière-là, dit la metteuse en scène. Et le spectateur subit un rythme de plus en plus effréné. » Un public dont on sollicite les réactions, qui devient « un personnage dans cette production. Et ça bouge chaque soir parce que la réponse est différente ».

Denis Bernard espère qu’au terme de la représentation, les spectateurs ne vont plus « ouvrir leur téléviseur dans les mêmes dispositions que la veille. Je ne suis pas en train de condamner l’industrie au grand complet. Je dis juste : développons notre esprit critique face à ce qu’on regarde ».

Si on le voit parcimonieusement au théâtre, le comédien ne peut refuser les pièces comme celle-ci, « qui résonnent infiniment dans le monde d’aujourd’hui ». Des histoires dirigées vers le public « qui s’est déplacé pour venir réfléchir avec nous sur une problématique sociale ». C’est cette parole qui le motive, et non ajouter des rôles à son CV comme s’ils étaient « de petits trophées ». Et, affirme-t-il : « Je n’ai jamais été aussi heureux de faire mon métier que je le suis en ce moment. »

Salle de nouvelles

Texte : Lee Hall, d’après le scénario de Paddy Chayefsky, mise en scène : Marie-Josée Bastien, traduction : David Laurin, coproduction : Duceppe, Théâtre du Trident, Théâtre Niveau parking. Avec Mustapha Aramis, Sylvio Arriola, Charles-Étienne Beaulne, Emmanuel Bédard, Denis Bernard, Florence Blain Mbaye, Luc Bourgeois, Gabrielle Côté, Hugues Frenette, Eliot Laprise, Marie Michaud, Marie-Eve Pelletier. Au théâtre Duceppe, du 6 septembre au 7 octobre.

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