«L'ombre»: une création totale en cadeau à la relève théâtrale

Derrière la créatrice Marie Brassard, les diplômés en théâtre David Noël, Charles-Olivier Maltais et Cassandre Loiselle
Marie-France Coallier Le Devoir Derrière la créatrice Marie Brassard, les diplômés en théâtre David Noël, Charles-Olivier Maltais et Cassandre Loiselle

Le spectacle qui ouvre la saison du théâtre du Rideau vert a un caractère inédit : neuf interprètes de la relève créent et portent L’ombre. Initiative du directeur artistique du Théâtre français du Centre national des arts (CNA), Mani Soleymanlou, le projet annuel vise à offrir la chance à une sélection de finissants, issus de toutes les écoles de théâtre du Québec, de faire une production professionnelle.

Première metteuse en scène à inaugurer l’aventure, Marie Brassard adore l’énergie des jeunes qui font leurs débuts dans le métier. « C’est tellement beau, cette passion dénuée de préjugés sur comment on devrait faire les choses. Ils ont une ouverture totale sur les possibilités qu’offre le théâtre. Ce qui m’excitait beaucoup aussi, c’était de leur donner l’occasion de faire une création à partir de zéro. C’est vraiment une création pure, à partir des artistes qu’ils sont, de leurs désirs, du théâtre qu’ils ont envie d’explorer. »

Parmi tous les finissants en jeu de 2022, vus aux Auditions générales du Quat’Sous, la créatrice en a sélectionné vingt avec qui elle a eu des conversations, avant d’en retenir neuf. Un choix qu’elle a trouvé extrêmement difficile, elle qui ne fait jamais passer d’auditions. « Pour moi, c’est beaucoup une rencontre, travailler avec des gens au théâtre. J’ai besoin de sentir que le courant passe. Alors, je me suis fiée beaucoup à mon instinct. » Celui-ci ne l’a pas trompée : ces neuf recrues, aux parcours très différents, ont toutes « une vision, une intelligence et une personnalité vraiment uniques », assure l’artiste.

Lors d’ateliers d’une semaine, disséminés depuis novembre 2022, l’équipe a improvisé, mais d’abord parlé, regardé des films, lu, appris à se connaître. Pour Brassard, une création est un long processus, qui inclut tout ce temps en amont. Une expérience aussi « formidable » que vertigineuse : « une création à neuf personnes, c’est gigantesque. C’est la première fois que je fais ça de ma vie. Et c’est complexe. »

La pièce s’est bâtie sans sujet de départ, la metteuse en scène désirant aller aussi loin que possible dans la création pure. Elle y voyait un cadeau à faire à ces jeunes, car on ne sait pas ce que l’avenir leur réserve. « Je voulais leur offrir la totale. » Et également leur communiquer sa conviction que « pour que le théâtre évolue, il faut prendre des risques et aller hors des sentiers battus. Sinon, on va toujours répéter la même affaire, stagner et ça va devenir de plus en plus inintéressant. Il faut tout le temps essayer des choses qui nous font peur. »

Elle voulait exposer ses interprètes à l’idée « que lorsqu’on crée, on ne sait pas où on va. Il faut faire confiance et laisser la voie libre à notre inconscient, à notre instinct. C’est bien de ne pas savoir où on va. On se fait souvent dire le contraire ! »

Elle les a ainsi invités à faire confiance à la part d’ombre qui existe en nous tous. « Ce n’est pas nécessairement quelque chose de sombre. C’est une part de soi qu’on expose rarement à la lumière, parce qu’on a honte, peur ou que ça nous fragilise… Je ne fais pas de théâtre psychologique, ils ne racontent pas leurs histoires personnelles. Mais souvent, je trouve qu’avec les impératifs du marché, on essaie de plus en plus de définir les pièces de façon très précise, ou de répondre à certaines demandes de l’extérieur. Je ne veux pas ça. L’imagination est un trésor, et elle est unique à chaque personne, la créativité prend toutes sortes de formes. C’est une liberté qu’on s’accorde, à explorer cette part d’ombre qui nous fait peur. Et de voir que c’est plein de désirs, d’incertitudes, de desseins qu’on ne comprend pas trop. »

Brassard se réjouit d’être parvenue à faire ressentir à ses poulains « la même impression que j’ai parfois, quand je crée un spectacle et que je suis étonnée par ce qui sort de moi ».

De cette matière née des impros, organisée en collaboration avec le dramaturge Daniel Canty, a surgi un spectacle encore difficile à décrire, mais qui dessine, croit Brassard, une ode à la création, à l’art. Une série d’histoires très différentes, chacune émanant d’un comédien. « Ce n’est pas un spectacle didactique, mais il y a toutes sortes de réflexions qui émergent, en lien avec la mort, notre rapport avec la nature, l’état du monde aujourd’hui. Et ce qui ressort du spectacle, c’est qu’au bout du compte, peu importe les idées noires que le monde peut nous inspirer, quelque chose va toujours persister : l’esprit créateur des êtres humains. Et j’ai confiance que cet instinct de créer, qui est vraiment un instinct de survie, ne peut pas s’éteindre. »

Élaborée de concert avec les concepteurs, l’oeuvre va présenter un caractère sensoriel très fort (son, musique, lumière), comme tous ceux signés par la créatrice.

« C’est une deuxième école ! »

Les trois interprètes que Le Devoir rencontre sont aussi emballés par l’expérience que conscients de leur chance. Dans un contexte postpandémique où les débouchés des nouvelles cohortes de comédiens suscitent l’inquiétude, ils ne s’attendaient certes pas à obtenir aussi vite une si grande place sur scène. Et surtout en tant que créateurs. « C’est une deuxième école ! » lance Charles-Olivier Maltais, diplômé de l’École de théâtre professionnel du collège Lionel-Groulx. « On a appris comment jouer, là, on apprend comment créer. À y aller sans se juger. »

« On a travaillé beaucoup avec l’imaginaire, précise Cassandre Loiselle, issue de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Je pense que lorsqu’on fait d’aussi longues impros vient un moment où on n’a plus de filtre, on se laisse vraiment aller. À la fin, on était tellement dans une espèce de calme que la parole devenait un état dans lequel on embarque, où tout est possible. On avait cette liberté, sans censure. »

Ils apprécient également le luxe du temps dont ils ont disposé pour explorer, au fil d’ateliers avec des concepteurs et une metteuse en scène, les conditions « uniques » de création développées par Marie Brassard. « C’est une autre façon de travailler, complètement », dit David Noël, qui avait déjà de l’expérience comme comédien avant d’étudier à l’École nationale de théâtre. « Cette création nous forme comme artistes. Et c’est ce que j’espère amener avec moi dans des projets futurs. Parfois, on arrive dans des productions où il y a des contraintes budgétaires, de temps. Mais cette idée que, même comme interprète, je peux avoir de l’agentivité, je trouve ça important. C’est un cadeau. »

L’ombre

Direction de la création et mise en scène : Marie Brassard. Création du Collectif 2023. Coproduction : Théâtre du Rideau vert, Théâtre français du CNA, en collaboration avec Infrarouge. Au théâtre du Rideau vert, du 23 août au 9 septembre.

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