«corde. raide»: la mise en lumière d’un système déshumanisant

La comédienne Stephie Mazunya et la metteuse en scène Alexia Bürger
Photo: Marie-France Coallier Le devoir La comédienne Stephie Mazunya et la metteuse en scène Alexia Bürger

La dramaturge anglaise que nous fait découvrir l’Espace Go dans le spectacle qui ouvre sa saison n’a jamais été montée ici. debbie tucker green — qui a adopté les minuscules, en référence à l’afroféministe américaine bell hooks —, autrice primée et engagée de 13 pièces, a pourtant acquis « une importance capitale » dans le théâtre britannique depuis les années 2000, selon Alexia Bürger, appelée à mettre en scène son texte corde. raide.

La créatrice a été fascinée par cette écriture « intelligente, rythmique, à la musicalité très forte, où la forme est aussi intéressante que le propos ». Un texte dénué de didactisme, qui passe par « le psychologique pour parler du politique ». « Réflexion sur la façon de traiter les victimes », entre autres, le récit est campé dans un futur très proche, où la peine de mort aurait été rétablie. On y voit une femme noire ayant subi un crime violent confrontée à une procédure judiciaire : à elle revient de choisir la sentence de son agresseur.

Représentation d’un système, corde. raide démontre « qu’au-delà des bonnes volontés des humains », ce genre de machine comporte des schèmes, des façons de faire « opprimantes », estime la metteuse en scène. Le texte a été écrit à la suite de la privatisation des prisons en Angleterre, note Stephie Mazunya, qui incarne la protagoniste, Trois. « Je pense que l’autrice a voulu pousser cette logique plus loin », dit-elle.

En quoi cette situation dystopique interpelle-t-elle notre présent ? « Moi, ce que je ressens quand je lis le texte, ce sont toutes les microagressions que parfois, en tant que femmes racisées, on vit dans la société, répond la comédienne. À travers un système qui est souvent mis en place en ne nous considérant pas. On pense que le racisme ou la marginalisation sont faits intentionnellement. Mais parfois, c’est par l’absence de réflexion. C’est une pièce qui permet de se mettre à la place de ce personnage, ou au moins de réfléchir. Et après, on peut faire des parallèles avec tout processus dans lequel des personnes sont marginalisées. » Que ce soit les mécanismes d’immigration « qui sont déshumanisants » ou un système judiciaire « souvent pas fait » pour les victimes d’agression.

Et pour la diplômée de l’École nationale de théâtre en 2019, déjà remarquée dans Soifs matériaux, Les Louves ou Nassara, la temporalité légèrement anticipative du récit, encréant une certaine distance, fait en sorte qu’on est davantage « capable de rentrer dans la fiction et de se questionner sur des enjeux contemporains ».

Même si, dans l’univers de corde. raide, le système de justice paraît, en surface, vouloir mettre la victime au centre, « il y a quelque chose d’assez hypocrite dans la façon dont c’est fait, indique Alexia Bürger. Le dialogue n’a pas véritablement lieu ». Et sous couvert de lui redonner un pouvoir, la femme traumatisée s’y retrouve plutôt à devoir porter une charge : la responsabilité du châtiment du criminel.

Moi, ce que je ressens quand je lis le texte, ce sont toutes les microagressions que parfois, en tant que femmes racisées, on vit dans la société. À travers un système qui est souvent mis en place en ne nous considérant pas. On pense que le racisme ou la marginalisation sont faits intentionnellement. Mais parfois, c’est par l’absence de réflexion. Stephie Mazunya »

 

La responsabilité s’avère justement une thématique récurrente chez la créatrice des Hardings. En plus de la différence « fondamentale » entre cette notion et la culpabilité, renchérit celle-ci. Et quand il est question du rapport aux personnes racisées, « souvent, je trouve que le dialogue n’avance pas à cause de la culpabilité blanche. On se sent coupable, donc on se défend ou on se braque. Mais la responsabilité et la culpabilité, ce n’est pas la même chose. La responsabilité, c’est prendre acte pour ce qui s’en vient. La culpabilité concerne ce qui est derrière, donc ce n’est pas quelque chose qu’on a à porter. Et les femmes noires que je connais ne me demandent pas de porter ça, au contraire : “deale avec, ta culpabilité, ce n’est pas ce qui sert le dialogue.” Ça ne leur donne rien ! »

Colère

La pièce aborde aussi la question de ce qu’on fait avec la colère, dit Alexia Bürger. Cette émotion, provoquée chez la victime par son agression, mais aussi par l’éprouvante procédure judiciaire, est « au centre » de la pièce. « Stephie joue le personnage avec énormément de dignité », opine la metteuse en scène.

La comédienne a craint au début de tomber dans le « cliché de l’angry black woman ». « Parfois, on n’est pas à l’écoute de ces femmes-là, on les stéréotype rapidement, remarque Stephie Mazunya. Mais Trois a le droit d’être en colère. Et il y a tellement de nuances dans le texte. Ce personnage est d’une grande intelligence, alors sa façon de vivre sa colère s’exprime de différentes façons. Et je pense qu’elle veut dénoncer ce système. Dans sa manière de communiquer avec les deux administrateurs, elle essaie de leur faire voir à quel point celui-ci n’est pas fait pour elle. Mais sans le dire ouvertement. Elle cherche un peu de solidarité, et elle n’arrive pas à l’avoir parce que ces gens sont dans un poste où ils n’ont plus accès à leur humanité. »

Dans corde. raide, on assiste en effet à la rencontre inconfortable entre Trois et deux fonctionnaires (joués par Eve Landry et Patrice Dubois), chargés d’enregistrer sa décision et d’appliquer des procédés. Des personnages qui « marchent sur des œufs constamment, bourrés de bonnes intentions, mais qui, en même temps, reproduisent des choses épouvantables du système malgré eux », décrit Bürger. C’est là que la metteuse en scène a vu sa propre « porte d’entrée » pour aborder cette parole d’une autrice d’origine jamaïcaine. « Je me reconnais, ou je reconnaissais ma communauté dans certains de ces aspects : on est plein de bienveillance, mon Dieu qu’on veut être à la place [de l’autre], mais jusqu’où écoute-t-on ? »

Le malaise de cette paire, sa maladresse — celle de Deux (Patrice Dubois), surtout — crée de l’humour dans l’écriture. Une dimension que la metteuse en scène a décidé d’appuyer. « On travaille cette forme de candeur dans la bienveillance. Et si je ris, comme spectatrice, j’arrive à me reconnaître davantage, parce que je ne suis pas en train de me dire : qui est cette méchante personne qui n’est pas moi ? »

Claquettes

Cette impression qu’ils marchent sur des œufs a aussi inspiré à Alexia Bürger l’idée d’« intégrer toute une rythmique » à un texte déjà très rythmé : certains de ces silences sont habités par des pas de claquettes, performés par les deux fonctionnaires. Des mouvements réglés qui « représentent le système en tant que tel. Et en même temps, ça devient une forme d’agression sonore pour Trois, un outil d’intimidation, l’air de rien ».

Par ailleurs, la trame musicale signée par la rappeuse Backxwash (Ashanti Mutinta) évoque toute la tension, l’étrangeté de cet univers. Bürger loue sa « super » équipe de conception. Il était important pour la metteuse en scène de s’entourer de plusieurs femmes noires, afin de nourrir un dialogue et d’incarner le personnage de Trois, « pour lequel j’aurais plein d’angles morts, forcément ». La chorégraphe des claquettes, Majiza Philip, a notamment « beaucoup alimenté les discussions », vu sa propre expérience traumatisante avec des policiers d’ici.

Stephie Mazunya, elle, jugeait très important de ne pas être la seule femme noire autour de la table, « particulièrement pour ce texte. Lorsqu’il y a plusieurs personnes noires [sur un spectacle], ça permet que moi, je puisse juste faire ma job » (rires). Ainsi, s’il y avait par exemple une mise en contexte à faire, la dramaturge Alexandra Pierre va s’en charger. Sa présence dans l’équipe de création décharge l’interprète de Trois du poids de devoir expliquer certaines réalités. Une responsabilité que « parfois, l’acteur se retrouve à porter », quand il joue dans une production traitant d’enjeux propres à des personnages racisés. « Et je pense que c’est beaucoup demander à un seul interprète. »

 

corde. raide

Texte : debbie tucker green. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Alexia Bürger. À l’Espace Go, du 19 septembre au 15 octobre.

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