Le monde du travail est-il en voie de rater sa révolution?

Le choc de la pandémie de COVID-19 a servi à la fois de révélateur et d’accélérateur de grandes tendances souvent déjà en cours.
Illustration: Cécile Gariépy Le choc de la pandémie de COVID-19 a servi à la fois de révélateur et d’accélérateur de grandes tendances souvent déjà en cours.

La pandémie de COVID-19 est venue bouleverser le monde du travail probablement de façon permanente. Télétravail, commerce électronique, rareté de la main-d’œuvre… Le choc a servi à la fois de révélateur et d’accélérateur de grandes tendances souvent déjà en cours, mais permettra-t-il aussi d’y apporter les solutions ambitieuses et nouvelles dont le Québec a besoin ?

« J’ai l’impression qu’on se retrouve aujourd’hui devant un grand dilemme », constate Gregor Murray, professeur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT). « Il y a une partie du monde du travail qui aimerait que les choses reviennent à la normale, comme elles étaient avant la crise. Et il y a une autre partie qui dit que la normale ne suffit plus et qu’on n’y reviendra jamais. J’ai bien peur que ce soient ces derniers qui aient raison. »

Dans le grand portrait du monde du travail post-COVID-19 qu’il dressait au début de l’année, le McKinsey Global Institute constatait que la pandémie et les mesures de lutte adoptées par les pouvoirs publics pour la combattre ont servi d’accélérateurs à des tendances de fond déjà présentes, mais en leur imprimant un élan tellement fort qu’elles ont été portées là où elles ne seraient pas allées d’elles-mêmes, du moins pas dans un avenir prévisible.

L’une de ces tendances est le travail à distance, auquel devraient désormais s’adonner de 20 à 25 % des travailleurs des pays développés à raison de trois à cinq jours par semaine — une proportion de quatre à cinq fois supérieure à ce qui prévalait avant la crise. Une autre de ces tendances est le commerce électronique, dont l’expansion a été de deux à cinq fois plus rapide l’année dernière. Les règles de distanciation sociale, suivies par un désarrimage entre les besoins de main-d’œuvre des entreprises et les travailleurs disponibles, ont aussi convaincu de plus en plus d’organisations de remplacer des humains par des machines, que ce soit des robots ou des algorithmes d’intelligence artificielle.

De toutes les tendances qui marqueront le marché du travail au sortir de la crise, la plus importante sera d’ailleurs la rareté de la main-d’œuvre, estime Gregor Murray. « On peut blâmer la PCU, la PCRE ou les améliorations apportées à l’assurance-emploi tant qu’on veut, le problème est essentiellement lié au vieillissement de la population. L’immigration fera partie de la solution, mais ne suffira pas. La pandémie a montré, dans les centres de soins de santé, les petits commerces ou les abattoirs, comment la reconnaissance et la valorisation des travailleurs peuvent être inversement proportionnelles à leur importance pour la société. »

Se mettre à l’écoute des travailleurs

Habituées de laisser aux travailleurs le soin de s’adapter à l’évolution de leurs besoins, les entreprises devront apprendre à se mettre rapidement beaucoup plus à leur écoute si elles veulent pouvoir les attirer et les garder, prévient l’expert. « Certaines l’ont compris, mais d’autres pas du tout. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer les conditions de travail et d’assurer les moyens de s’adapter aux changements technologiques et organisationnels en cours. Il faut aussi leur reconnaître le droit d’influencer la nature de ces changements et la façon de les mettre en place. »

Sa consœur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, Tania Saba, encourage elle aussi les employeurs à commencer par prendre le temps d’écouter leurs employés, notamment en matière de télétravail. « Souvent très scolarisés et habitués à poser un regard sur ce qu’ils font, les télétravailleurs sont les mieux placés pour dire ce qui marche ou pas. »

Il ne s’agit pas seulement de rechercher la meilleure efficacité possible, dit-elle, mais aussi de la concilier avec d’autres objectifs désormais incontournables pour les organisations, comme le besoin de formation continue des travailleurs, la diminution des risques d’isolement, la conciliation travail-famille et la réduction des inégalités.

En train de manquer le bateau

 

Pour le moment, la professeure et chercheuse est loin d’être impressionnée par les changements en cours. Alors que de plus en plus d’entreprises indiquent à leurs employés qu’ils devront revenir au bureau 5 jours par semaine ou qu’ils auront droit de travailler depuis la maison deux jours, ou trois, ou plus encore, elle craint qu’on soit en train de passer à côté d’une chance unique de bien faire les choses.

« Deux ou trois jours de télétravail pour qui ? Pourquoi ? Ça n’a aucun sens de prendre de telles décisions si cela ne s’appuie pas sur une analyse approfondie de la nature des tâches de chacun et de la meilleure façon de l’accomplir, dit Tania Saba. Ce que cela suggère, c’est qu’on veut appliquer les modes d’organisation qu’on connaît, mais à quelque chose de nouveau. Peut-être parce que ça nous rassure. Ce qu’il faudrait, c’est que les organisations en profitent pour s’interroger réellement sur leur réalité et leurs besoins, et qu’ils se demandent APRÈS quel mode de fonctionnement et quelles technologies seraient les plus appropriées. »

Il n’y a pas que les entreprises qui sont en voie de manquer le bateau, prévient Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure et directrice de la Chaire de recherche sur l’effectivité du droit du travail à l’Université du Québec à Montréal. Le gouvernement du Québec planche actuellement sur la mise à jour de sa Loi sur la santé et la sécurité au travail. Or, comme la nouvelle version de sa Loi sur les normes du travail qu’il a adoptée il y a à peine trois ans, le projet ignore largement de nombreux problèmes qui se posent déjà depuis un certain temps, mais qui sont apparus encore plus brûlants avec la crise.

« La pandémie a montré que les travailleurs essentiels pouvaient ne pas être seulement des infirmières ou des policiers, mais aussi les employés des épiceries ou les gens qui font de la livraison. Quel genre de protection et de conditions de travail minimales leur assure-t-on ? »

On ne trouve pas non plus dans les lois de dispositions qui prennent véritablement en compte les risques associés au télétravail. Vous aurez beau chercher, vous n’y trouverez aucune mention ni protection contre les dommages psychosociaux et même physiques liés au pouvoir des nouvelles technologies de brouiller la frontière entre la vie professionnelle et personnelle et d’allonger les journées de travail.

« Le temps n’est plus aux petits ajustements chirurgicaux, dit la juriste de la révision du droit du travail québécois. Il faut prendre acte que l’organisation du travail est en profonde mutation, regarder l’ensemble de nos lois du travail et chercher un moyen d’y apporter des changements qui vont être structuraux. »

Les milieux de travail auraient tout intérêt à s’imposer la même discipline, sans quoi ils s’exposent à un exode de leurs travailleurs, note Dalia Gesualdi-Fecteau. « C’est précisément ce qui est en train de se produire dans notre système de santé et de services sociaux après des années de gestion par décrets, d’heures supplémentaires obligatoires et de piètre qualité des conditions de travail. Les gens sont en train de s’en aller, avec les conséquences qu’on imagine pour la société. »

Le monde à venir

L’un des effets de la crise de la COVID-19 aura été de mettre à l’avant-scène les questions de ressources humaines et d’organisation du travail comme jamais, observe Gregor Murray. « Le moment est important parce qu’on fait face en même temps à deux transitions majeures : l’une technologique et l’autre écologique. Il faudra savoir maintenir un dialogue intelligent entre tous les acteurs pour ne pas être seulement réactif. »

Tania Saba rage devant le manque d’ambition des changements en cours dans la plupart des organisations. « Je me rends bien compte que ce que je vais dire va mal sonner, mais vous imaginez la chance que la pandémie nous a offerte en nous forçant à être en télétravail pendant un an et demi ? Jamais une entreprise n’aurait osé faire une telle expérience. Cela aurait dû amener notre compréhension des possibilités et des limites de cette technologie perturbatrice à un niveau beaucoup plus élevé et nous permettre des réformes beaucoup plus profondes. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire. »



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