L’attention au vide

Photo: Valérian Mazataud - Montage: Marin Blanc

J’ai passé toute l’année dans des trains, dans des avions, comme passagère dans des voitures, car je n’ai toujours pas appris à conduire. De lieu en lieu, j’ai regardé l’écran de mon ordinateur, des pages de livres ou par la fenêtre, le ventre serré à l’approche de destinations à atteindre pour des conférences, pour des résidences de création, de traduction, pour aller voir des gens que j’aime — sachant ma chance de continuer à être aimée malgré la distance entre nos vies. J’ai éprouvé de manière profonde l’écartèlement entre toutes les villes où se trouvent des pans de mon existence : Montréal, Kingston, Toronto et vers toutes les autres où j’allais pour quelques jours seulement. Le seul médecin spécialiste que j’ai trouvé pour me suivre en Ontario est à quatre heures de chez moi, ce qui ajoute une autre raison de partir plus souvent qu’à mon tour. L’esprit continuellement pris entre deux chaises, je me suis sentie, un peu trop souvent pour l’avouer, inadéquate dans des salons, des salles d’attente, dans des restaurants, à la recherche de la bonne chose à dire. Pour moi qui appartiens déjà à plusieurs cultures à la base, déménager a redoublé mon sentiment de décalage en continu, a compliqué encore davantage mon rapport à l’appartenance, aux institutions. Je parle désormais plus souvent anglais que français.

J’ai laissé à Toronto des vêtements usés à la corde, j’ai perdu cet été un bijou précieux au Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, et mes cheveux, par poignées dans beaucoup de chambres d’hôtel et quelques appartements prêtés par des amis, chute spectaculaire provoquée par un essai infructueux de médication. Ces pertes matérielles, combinées à d’autres, immatérielles, nuancent le romantisme qu’associent certaines personnes à s’imaginer toujours en déplacement. Il est pourtant vrai que j’écris bien le corps en mouvement, en autobus voyageur ou en train, bercée par le rythme des villes traversées. Et étourdie par les kilomètres à parcourir, par les textes à rendre pour des projets, je n’ai que très peu écrit pour moi ces dernières années. Pas de petits carnets remplis de projets inféconds, pas de fichiers Word avec des documents secrets, des embryons de textes à continuer peut-être plus tard, peut-être jamais. Tout ce que j’ai rédigé, depuis ce qui me semble une éternité, possède une fonction : chroniques, plans de cours, livres, traductions, courriels.

Pour mes vacances, j’ai donc décidé de ne pas partir, de rester dans ma petite ville où je n’ai qu’à marcher vingt minutes pour me baigner dans le lac Ontario. Je lis des livres, fais du ménage, désherbe le jardinet planté devant la maison avec l’aide d’une amie. J’essaie, pour la première fois depuis longtemps, si longtemps, d’expérimenter un peu le statisme, de prendre le temps d’écouter ce que ma voix intérieure dit. De voir comment s’accorderont les phrases en moi, celles qui n’ont aucune fonction, aucune destination. J’espère qu’elles viendront.

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