Hommage aux livres de ma mère

Melissa Maya Falkenberg
Photo: Photo: Godefroy Mosry / Montage: Marin Blanc Melissa Maya Falkenberg

Mon chum avait apporté L’étranger, de Camus, dans le Maine. Tsé, une p’tite lecture légère de vacances… qui s’harmonise à merveille avec les enfants qui tentent de faire voler un cerf-volant au loin. (Comment deux mondes discordants peuvent coexister grâce aux livres… ça me fascinera toujours.)

Tout ça pour dire que, quand j’ai aperçu le bouquin déposé comme une tente de camping effondrée sur ses « pecs » (il s’était endormi en le lisant), j’ai pensé à ma mère. Parce que cette couverture-là, vert fond de mer effacé, avec un jeune homme en habit défilant sur un sable presque jaune safran, je l’ai croisée toutes les fois que j’entrais dans ma chambre, adolescente. Dans la bibliothèque, il se trouvait à la toute fin d’une rangée de livres semblables de la même collection, Le livre de poche.

De toutes les éditions publiées du classique, Vincent dormait donc avec la même qu’avait ma mère, celle imprimée en 1957 en France, pour les Éditions Gallimard. Sur son dos, une photo de l’auteur en train de fumer : Albert Camus, peut-on lire, Prix Nobel 1957.

J’ai, toute mon enfance en fait, côtoyé ces pages couvertures en jouant dans le sous-sol. Au cégep et à l’université, chaque fois que je recevais la liste de lectures obligatoires au début de la session, je savais d’emblée quels livres je n’aurais pas à payer, les ayant sur ces étagères, qui comprenaient aussi des denrées québécoises.

Si ma mère, en gardant ses bouquins, m’a fait économiser quelques dollars (je ne l’ai jamais vue les relire), elle m’aura aussi surtout fait découvrir sans le savoir l’une de mes odeurs préférées, soit celle du vieux papier ni blanc ni jaune. Je préférais, de loin, ouvrir ceux-là que des tout neufs. Aweille, une p’tite sniffe.

Le seul roman de sa bibliothèque que j’ai lu avant qu’un professeur me l’exige est L’avalée des avalés, de Réjean Ducharme. Trois choses m’avaient obligée à l’entamer. D’abord, ses premières phrases : quelqu’un qui est avalé par tout, dont le visage trop beau de sa mère… ça fesse. Puis, le nom de celle qui dit ça : Bérénice Einberg. Pour la première fois, c’est con vous me direz, mais je rencontrais quelqu’un qui avait dans son nom de famille la même dernière syllabe que moi, alors on devait bien avoir quelque chose en commun !

Mais si j’écris cette chronique, c’est surtout pour rendre hommage aux traces que ma mère y a également laissées. Pas celles qui ont été imprimées en France, en 1957, ou en 1966. Plutôt celles laissées au stylo, comme pour ne jamais oublier qu’elle l’a lu celui-là, elle, Diane Hébert.

La satisfaction de signer son nom sur la première page, avec une date et un lieu, comme pour célébrer la possession d’un nouveau livre, mais surtout, le jour où on le commence. (En tout cas, moi, c’est toujours la date de lecture que j’écris, pas celle de l’achat.) Sans compter les petites notes posées ici et là, les bouts de phrases surlignées, celles qui lui parlaient alors le plus, je devine. Car toutes ces fois-là, évidemment, ma mère ne savait pas qu’elle aurait une fille un jour, qui la lirait. C’est pour elle qu’elle notait, et moi je me suis immiscée dans cette intimité-là…

Dans quelques années, mes enfants découvriront-ils ce qui m’a le plus bouleversée ou touchée en lisant Hiroshimoi, de Véronique Grenier, Soudain le Minotaure, de Marie Hélène Poitras ? Ces gribouillis, parfois des questions aussi que je me suis posées et que j’ai écrites de manière bancale dans les marges, qui sait, ce sont peut-être eux qui y répondront finalement ?

En écrivant ses lignes, je regarde une dernière fois cette photo que j’affectionne que j’ai prise de mon chum, endormi avec son Livre de poche, et je lui envoie un texto : P’tite question rapide, tu l’as pris où, toi, ton Étranger que tu avais à Wells ?

Pas de réponse, il est en réunion. Alors j’ose m’immiscer à sa table de chevet et, en ouvrant ce qui ne m’appartient pas, découvre aussitôt à la première page la signature de son beau-père, avec l’année 1985. Il faudra le remercier, lui aussi…

À voir en vidéo