Écrire pour mémoire

Photo: Valérian Mazataud - Montage : Marin Blanc

Marie-Célie Agnant est une écrivaine que j’admire profondément. Les quelques fois où j’ai eu la chance de me retrouver en sa présence, j’ai été touchée par sa grâce, par son intelligence sensible, par sa droiture. En refermant les pages de son tout premier livre, La dot de Sara, publié en 1995, réimprimé en 2022 dans une édition bilingue créole-français, j’ai retrouvé l’attention à l’autre qui m’a toujours fascinée chez elle, tant elle me semble relever d’une éthique.

La dot de Sara est un récit sur des legs familiaux parfois rompus, parfois tortueux. On y lit le choc des valeurs, l’apprentissage de nouveaux lieux, d’une nouvelle ville. C’est après avoir interviewé une quarantaine de femmes haïtiennes âgées, déménagées au Québec pour réunification familiale, venant souvent y rejoindre leur fille mariée, que Marie-Célie Agnant a composé ce récit dans lequel trois personnages principaux donnent voix à ces vécus : la narratrice, Marianna, sa fille Giselle et sa petite-fille, Sara, dont elle prend soin et à laquelle elle est profondément attachée. « Sara qui était le baume pour panser la blessure [du] déracinement », écrit Agnant. À sa petite-fille, Marianna raconte des histoires, des souvenirs d’antan, de son village, de la Cité des Bois-Pins où elle rêve de retourner.

En lisant ce livre, j’ai retrouvé dans ma mémoire certaines odeurs d’Haïti, le pays de mon père que j’ai visité deux fois. J’ai senti sous ma langue le goût de l’acassan, même si je n’en ai pas mangé depuis ma sortie de l’enfance. Retrouvé les contours de certains paysages, de certaines couleurs, de l’ocre du sol. Mais surtout, dans la voix de Marianna qui parle de « là-bas », de Haïti, à sa petite-fille, qui lui raconte les contes de Bouqui et Malice, puis la couleur des rivières, j’ai reconnecté avec les histoires de mon père, celles qu’il nous racontait si souvent, les dégradés de son enfance, autour de chaque repas, même si nous, les enfants, lui reprochions souvent de radoter.

La dot de Sara m’a aidée à reprendre le fil du récit paternel, à me faire voir tout ce qu’il contenait de littéraire dans ce que je prenais, petite, pour des anecdotes sans lendemain. Peut-être que c’est aussi parce que j’ai été exposée aux histoires de mon père que je suis devenue écrivaine. À l’instar du personnage de Sara qui disait à sa grand-mère qu’un jour elle écrirait son histoire, sa vie, je pense qu’être enfant de l’exil peut donner accès à une envie de reconstituer, de rendre, de mettre en mots, de transmettre les lieux qui nous font, même si on ne les a jamais vraiment habités.

Et c’est la grande leçon pour moi de ce texte de Marie-Célie Agnant, m’avoir permis de mieux comprendre mes souvenirs, de leur donner l’importance qui leur revient dans ma propre histoire. Rien ne destinait une fille comme moi à l’écriture, ai-je souvent pensé, mais je me rends compte qu’il fallait seulement regarder de plus près les traces de ce qui m’avait été légué.

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