Coulées dans le rock

Photo: Photo : Charles-Olivier Michaud, Montage : Marin Blanc

J’ai découvert que j’avais la musique et les mots de Marjo tatoués sur le coeur, il y a cinq ans, pendant le Coup de coeur francophone. La chanteuse s’était faite plus rare au cours de la décennie précédente après une vilaine chute en bas d’une scène extérieure à Jonquière. Spectacle acoustique au Quai des brumes, une petite centaine de mélomanes curieux étaient présents.

Lorsqu’elle a ouvert le show en larguant Illégal comme si sa vie en dépendait, on a compris qu’on allait avoir droit à une grande soirée. Soudain, comme par magie, ma bouche s’est mise à chanter et j’ai constaté, avec étonnement, que je connaissais toutes les paroles par coeur ! J’avais écouté ses chansons sur une cassette avec mon père quand j’étais petite, et les mots et les mélodies s’étaient imprimés à jamais en moi.

Ce soir-là, Marjo m’a tuée avec Ailleurs. Comment avais-je pu oublier cette chanson aussi savoureuse qu’une power ballad d’Aerosmith ou des Scorpions ? Je l’ai réécoutée en boucle dans les jours qui ont suivi. Le solo de Jean Millaire dès l’intro… Une déclaration d’amour du guitariste à la chanteuse. Marjo a confié à Dominic Tardif dans un épisode du balado Deviens-tu c’que t’as voulu ? qu’elle crée quand elle aime, que c’est une histoire de désir. Comment avais-je pu me passer d’écouter ses chansons durant toutes ces années ? « C’est-tu les mots, c’est-tu la musique », feule-t-elle. On ne l’a jamais su — probablement le parfait mélange des deux.

Lors de son plus récent spectacle aux Francos de Montréal dans un Club Soda gonflé à bloc, elle a dit « j’ai laissé des traces », avant de faire l’éloge de Lou-Adriane Cassidy et d’Ariane Roy, deux excellentes autrices-compositrices-interprètes montantes. Marjo a imité leur dégaine et leurs gestes signature, tout en leur rendant hommage.

Il y a une tresse nouée entre les filles de musique et qu’on peut assembler à son gré. Dans mon propre petit panthéon musical s’impose d’emblée un trio de championnes formé de PJ Harvey, de Björk et de Tori Amos. Je suis une fille des années 1990 ; tout part de là. PJ, sa noirceur de sirène sauvage et sa grande bouche qui implore à Billy de revenir. Björk, la géniale Islandaise, dont l’album Debut a paru il y a 30 ans déjà. Tori Amos, la rousse bizarre et magnétique… Ces musiciennes ont transmis à l’adolescente que j’étais assez de force et d’aplomb pour se propulser dans le monde.

Depuis le début de l’été, j’ai traîné mes espadrilles dans plusieurs festivals. Au Santa Teresa, j’ai adoré voir Les Shirley (mention spéciale à Lisandre Bourdages à la batterie), groupe qui m’évoque le swag des filles de L7. Le même soir, il y avait Bon Enfant, mené par l’impériale et ondulante Daphné Brissette. Ensuite, je me suis rincé les oreilles au son des guitares rugissantes des Vulgaires Machins, dont celle de Marie-Ève Roy, plantée au centre de la scène, fougueuse, mordante, inspirante.

Je repense à l’autobio de Kim Gordon, bassiste de Sonic Youth. Le livre s’intitule Girl in a Band, en référence à la question paresseuse qu’elles ont dû toutes se faire poser à un moment : c’est comment être la fille du band ? Kim Gordon, role model en ce qui me concerne, a eu 70 ans en avril !

Je les regarde triompher sur les scènes, ces filles « coulées dans le rock », écris-je pour détourner une vieille pub de bière sexiste. Elles sont là, resplendissent et occupent l’espace sans s’excuser. Ça n’a pas toujours dû être facile, mais les voilà, royales, affamées, dévorant la scène…

Au Festival de la chanson de Tadoussac, en juin, je déjeunais à l’hôtel pas loin des Vulgaires Machins. Ils sont dans la quarantaine, ont des enfants en bas âge. Ils ont laissé passer dix ans avant de lancer à nouveau un album l’an dernier. La rage adolescente qui infuse leurs brûlots punk-rock ne semble pas les avoir abandonnés… « Comment vous faites pour rallumer ce feu-là soir après soir ? » ai-je demandé à Marie-Ève Roy. La guitariste a mimé le geste d’un fil que l’on plogue dans un ampli et m’a répondu que ça lui revenait systématiquement en entendant ce son-là, comme une énergie qui coule dans ses veines, il faut juste brancher le fil pour que l’électricité revienne.

De Marjo à Safia sans oublier Pâquerette Cocktail, merci à toutes les filles-flammes de musique qui nous permettent de prendre en feu à notre tour et de nous sentir plus libres.

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