Chronique de la bergerie (bis)

Le concept d’écopâturage consiste à entretenir les espaces verts au moyen de petits ruminants — ce peut aussi être des chèvres, des vaches, des ânes.
Photo: Marin Blanc Le concept d’écopâturage consiste à entretenir les espaces verts au moyen de petits ruminants — ce peut aussi être des chèvres, des vaches, des ânes.

Cet été encore, j’ai repris du service comme bergère au parc Maisonneuve. Notre troupeau est formé de 17 têtes, dont la moitié environ sont des agneaux. Fait inusité, il y a quatre moutons noirs, dont la discrète brebis Kitkat, de retour pour une quatrième ou cinquième année. Malo aussi est revenu, bélier affectueux, presque aussi large que long, aux cornes bien sculptées et à l’iris doré.

Je trouve le cheptel particulièrement quiet et discipliné cet été. Je les mène à travers les espaces verts du grand parc et chaque fois, leur contact m’apaise. J’écris « je les mène », mais en vérité je suis les moutons, en m’organisant pour que leur bulle reste intègre et qu’ils puissent pâturer à leur guise sans être importunés.

En les accompagnant, je fais d’intéressantes découvertes. Comme la fois où le troupeau se dirigeait d’un pas alerte vers un grand arbre qui semblait l’attirer. En levant la tête, je les ai aperçues, bijoux violets perçant le feuillage : des mûres, longues et ventrues, éclatantes ! Moi qui croyais qu’elles poussaient dans des bosquets au ras du sol. Je goûte ce secret sucré et oh… merveille des merveilles ! Les moutons dévorent les baies juteuses tombées au sol pendant que je me régale de celles qui se détachent d’elles-mêmes entre mes doigts. Les agneaux ont les lèvres mauves et cela nous fait beaucoup rire, mes collègues bergers et moi.

À chaque séance, il se produit quelque chose d’inattendu, une rencontre, une situation particulière, un petit défi. Les heures filent, ce n’est jamais ennuyant. Il arrive parfois qu’on veuille nous acheter une bête. Un monsieur pointe un agneau dodu en me demandant s’il est possible de le réserver pour une fête. Ce troupeau est l’un des rares à n’être pas élevé pour sa viande ou son lait. « À quoi servent les moutons alors ? » me demande le monsieur, étonné. Question légitime ; j’explique le concept d’écopâturage, qui consiste à entretenir les espaces verts au moyen de petits ruminants — ce peut aussi être des chèvres, des vaches, des ânes. Les moutons sont moins bruyants et polluants que les tondeuses. Leurs onglons, au lieu de compacter les sols comme les tondeuses motorisées, massent la terre et la stimulent. Les jelly beans qu’ils sèment sur leur passage comme le Petit Poucet ses cailloux permettent d’enrichir la terre et de favoriser la biodiversité des sols.

Le monsieur me parle de son enfance au Maroc avec son oncle berger. Cet homme connaît les moutons bien mieux que moi. Il raconte avec une pointe de nostalgie les étés sous un soleil cuisant, dans un paysage ocre et magnifique. Je suis devenue bergère après avoir aperçu, comme dans un rêve, une peinture classique ou un mirage, les boules de laine pâturant paisiblement, devant le mât du stade se profilant au loin — c’est l’image que je préfère de Montréal. Ce cheptel, cette verdure et ce parc furent mon oasis durant la pandémie. Bref, je jase comme ça avec un monsieur marocain avec qui je n’aurais probablement jamais eu d’interaction sans les moutons. Ils ont, je le constate, le pouvoir de fédérer, de rassembler, de créer du liant. Comme quand on file leur laine à la fin de l’été. Les brins s’unissent, on les tasse délicatement en une boule de ouate qu’ensuite on étire en la faisant tournoyer au moyen du fuseau.

Bon, j’arrive aux trois quarts de cette chronique, il y a une quinzaine d’idées sur ma feuille et je n’ai réussi à raconter que l’histoire du mûrier et du monsieur marocain. Je voulais vous parler du sourire qui se dessine sur le visage des joggeurs quand ils doivent ralentir pour laisser passer le troupeau… et de la délicieuse grimace des cyclistes (ceux qui se prennent au sérieux) pour les mêmes raisons ! Et lever le voile sur un grand mystère : comment un agneau noir peut-il naître de parents blancs ? Je voulais vous raconter la guerre à la bardane que nous menons impunément pour éviter que les chardons s’accrochent à la laine, vous dire qu’on peut faire du yoga sous le grand saule le mardi soir derrière la bergerie, vous parler des petits moutons Oreo croisés à Charlevoix durant mes vacances et du dressage des chiens bergers que j’ai pu observer là-bas. Je voulais vous raconter mon émerveillement devant le mot « transhumance », le déplacement saisonnier des troupeaux entre les pâturages d’été et d’hiver, de la plaine à la montagne. Les chevaux de calèche que j’aimais tant ont quitté la ville, mais j’ai rencontré des moutons à deux pas de chez moi. Et de leur présence placide, de la texture duveteuse de leur laine crème, je ne suis toujours pas revenue après trois étés à leurs côtés.

À voir en vidéo