Arc-en-ciel sur fond noir

Photo: Charles-Olivier Michaud, Montage : Marin Blanc

Montréal, au mitan d’août, un dimanche soir. Je termine mon shift de bergère. Paisibles et duveteux, les moutons ruminent dans la bergerie. J’enfourche mon vélo, quitte le repaire de Biquette. Je traverse le grand parc Maisonneuve, ses sentiers sinueux où je fais du ski de fond l’hiver, et me dirige vers le sud et la rue Sherbrooke. Moutons et Metallica : c’est une journée comme ça.

Je me demande à quoi James, Kirk, Lars et Robert ont occupé leur fin de semaine. Je les imagine dévorant un petit sandwich au baloney chez Wilensky dans le Mile End, aller se balader incognito dans les ruelles de Rosemont, ou passer l’après-midi étendus sur une couverture près du lac aux Castors en se remémorant l’émeute après le spectacle du 8 août 1992 en doublé avec Guns N’ Roses. Ils étaient eux aussi de passage à Montréal la même semaine. Peut-être que les membres des deux groupes sont allés se détendre au spa Bota Bota, faire du karting dans Hochelag’ ou une partie de paintball ? Je payerais pour le savoir.

Je suis convaincue que James Hetfield aurait apprécié le contact des moutons. Ça lui aurait fait du bien de venir passer un moment à la bergerie, d’enfouir la main dans la laine de Malo, de grignoter une poignée de haricots verts frais cueillis, de méditer un instant sous le grand saule, avant d’aller faire son test de son au Stade.

Je gare mon vélo sur Rachel en haut de la côte. Près de l’esplanade, l’ambiance est à la fête, aux paillettes, aux boucles et aux rythmes. Le défilé de la Fierté vient de se terminer et des policiers ben chill guident le flot bigarré de passants. Souvenirs de la Love Parade à Berlin, au tournant du millénaire, quand la techno et la house battaient la mesure.

Le mât du Stade a revêtu pour la soirée les couleurs de l’arc-en-ciel. Sur Pie-IX, deux mondes se croisent : celui, coloré, des festivités de la Fierté dont c’est le spectacle de clôture, et l’autre, noir étincelant, des fans de Metallica. Dans la côte qui mène à l’entrée du Stade, ces deux univers cohabitent harmonieusement et slaloment entre les cônes orange.

Une pluie fine se met à tomber, pas longtemps, juste assez pour nous rafraîchir.

Dans le ciel, de gros nuages sombres côtoient les strates roses et dorées d’un coucher de soleil spectaculaire. Et soudain, ce qui devait arriver arrive : un arc-en-ciel se déploie comme pour couronner le moment. « Oh my god, the sky is gay ! » déclare un festivalier.

Je pourrais vous parler du spectacle de Metallica, de la scénographie en anneau et des projections, vous dire que le son était beaucoup moins mauvais que ce que certains ont prétendu, vous parler de la dégaine sympathique et du charisme de Hetfield, vous confier que je ne suis pas une vraie fan de Metallica, juste de l’album noir avec un serpent. D’ailleurs j’aurais pris plus de tounes de ce Black Album paru le 13 août 1991, c’est-à-dire 32 ans pile poil auparavant. Et parlant de poils, j’ai pu constater ce soir-là que les métalleux de mon adolescence sont devenus aujourd’hui des papas qui ont transmis l’amour du métal à leur progéniture… C’était étonnamment très familial comme soirée. Mais le véritable spectacle se passait dans la rue et dans le ciel. Arc-en-ciel sur fond noir, week-end de fiertallica !

En regagnant mon douillet cocon de Rosemont vers minuit, j’ai repensé à l’ado que j’ai été, qui rêvait de venir vivre à Montréal. Le lendemain de l’émeute après le spectacle raté du 8 août 1992 de Metallica et de Guns N’ Roses, j’étais en voyage sur la Côte-Nord avec ma famille. J’avais acheté le journal dans un dépanneur de Tadoussac pour tout savoir de ce que j’avais manqué.

Quelques années plus tard, les films de Charles Binamé — Eldorado en particulier — et Un 32 août sur terre de Denis Villeneuve m’ont donné l’élan et l’envie de quitter ma banlieue pour venir m’établir en ville. C’est pour des soirs comme celui-là, somewhere over the rainbow sous la pluie noire métallique, que j’aime cette ville de toutes les rencontres improbables et ses dimanches soir qui ressemblent parfois à des vendredis.

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