Lucie Boissinot, toujours là pour la danse

Lucie Boissinot a reçu l’Ordre des arts et des lettres du Québec le mois dernier.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Lucie Boissinot a reçu l’Ordre des arts et des lettres du Québec le mois dernier.

Prenant prétexte de nouvelles nominations à l’Ordre des arts et des lettres du Québec, Le Devoir vous invite dans l’imaginaire d’artistes dont le travail exemplaire fait rayonner la culture.

« À sept ans, j’ai commencé à suivre des cours de danse. » La danse, il n’y avait rien sur Terre, tout simplement, qui rendait Lucie Boissinot plus heureuse. Pourtant, avec le recul, elle conçoit que la musique, sur l’échelle de ses valeurs absolues, aurait dû l’emporter sur la danse. « La musique me semble la forme d’art suprême. En dansant, j’étais d’abord impressionnée parce qu’un pianiste, là, jouait devant nous. Il jouait pour nous faire répéter. De la musique, interprétée pour moi, afin que je puisse danser ! Vous vous imaginez ? J’étais transportée ! »

Lucie Boissinot a baigné dans la musique. Son père, médecin à Québec, aimait surtout la musique classique. La magie de la musique, de la grande musique, elle trouvera à la conjuguer aux mouvements de son propre corps, dans un ravissement qui l’habite encore. « Je suis encore passionnée par la musique. »

Sa vie, très tôt, sera mise en orbite autour de la danse. La danse, ce sera le point à la fois de gravité et d’équilibre de toute son existence. Ludmilla Chiriaeff, la fondatrice des Grands Ballets canadiens, attendait beaucoup de Lucie Boissinot. « Oh, j’aimais tellement cette femme ! Je faisais ce que je pouvais pour répondre à ses exigences. » À Québec, où elle étudie, les examens des jeunes danseuses sont faits devant Mme Chiriaeff. La grande dame de la danse se déplace spécialement de Montréal pour venir examiner ses protégées. « À l’époque, nous avions des professeurs qui venaient jusqu’à nous. »

De 1979 à 2003, Lucie Boissinot a été danseuse professionnelle. Elle a dansé un long moment pour les Grands Ballets canadiens de Mme Chiriaeff. Cependant, le ballet classique n’aura constitué, finalement, qu’une portion de sa longue vie de danseuse. À l’heure de sa maturité, Lucie Boissinot a aussi été une interprète majeure pour plusieurs troupes réputées, dont la Fondation Jean-Pierre Perreault, le Toronto Dance Theatre et la compagnie Danse Partout. Elle a laissé une image forte et prenante en devenant l’incarnation de mondes projetés dans l’espace par des chorégraphes comme Harold Rhéaume, Catherine Tardif, Tedd Robinson ou Luc Tremblay.

L’effervescence

À 20 ans déjà, elle découvre l’effervescence de la danse moderne. « J’étais enivrée, oui, complètement enivrée par cette liberté, par ce mouvement que permettait la danse moderne. » Ces formes, portées par les émotions de chorégraphes nouveaux, font leur entrée dans le monde du ballet, pour sa plus grande joie. « Nous étions 52 aux Grands Ballets canadiens. C’étaient les solistes qui dansaient ça… » Lucie Boissinot conçoit dès lors qu’il est possible pour elle de connaître d’autres joies, des joies encore plus grandes, peut-être, du côté de la danse moderne.

En parallèle, très tôt, elle envisage le fait d’enseigner aux autres comme un prolongement naturel de ses propres mouvements. « Cela me donnait une distance nouvelle. Pour enseigner, j’étais obligée de regarder ce que je faisais autrement, afin de mieux le comprendre. J’étais, en tout cas, spontanément intéressée à former des jeunes danseurs contemporains. J’étais pourtant encore une interprète. »

Professeure, elle le sera à l’École de danse de Québec, dans les départements de danse de l’UQAM et de l’Université Concordia. On la trouve aussi au Manitoba, du côté de la School of Winnipeg Contemporary Dancers. Puis, en 2005, lui est offert de prendre la direction de l’École de danse contemporaine de Montréal (EDCM).

Une bonne partie de la carrière de Lucie Boissinot aura été entièrement vouée à l’enseignement, à la transmission. « Beaucoup de temps a été consacré à édifier les programmes, à mettre en place l’enseignement, à organiser des voyages. Le travail à faire est énorme. » Elle se sent bien avec le fait que cette année soit la dernière passée à titre de directrice de l’EDCM. « Je suis très fière de ce que j’ai fait là. Je suis fière qu’on ait pu vivre comme une communauté notre passion. Les gens qui sortent de l’École travaillent partout. Ils sont en train de redéfinir la danse. Oh, vous n’avez pas idée de comment je suis fière d’eux ! »

Une formation nouvelle

L’EDCM existe depuis 1981. Il s’agit du premier établissement québécois réputé à former des danseurs de haut niveau hors du cadre du ballet classique. Sa directrice, durant des années, fut une ancienne interprète des Grands Ballets canadiens. Et sa successeure à compter de cet été, Lisa Davies, est aussi une ancienne interprète de la même compagnie de ballet. Y a-t-il un salut hors de la formation classique ? Lucie Boissinot sourit doucement.

À son sens, le ballet classique ne s’impose plus du tout, et depuis longtemps, comme un passage obligé pour qui veut danser. Ce serait une erreur que de croire le contraire. « Au moment où moi j’étais une jeune danseuse, il n’y avait pas vraiment d’alternative. Maintenant, il y en a. C’est incontestable. » Oui, à son avis, « il existe beaucoup d’autres manières que le ballet classique pour former les jeunes à la danse ».

À preuve, ce sont plus de 160 candidats venus de partout qui, cette année encore, ont frappé à École de danse contemporaine. Seulement 25 ont été sélectionnés à la suite d’un processus rigoureux. « Beaucoup viennent du Québec, mais aussi de France et de Suisse. L’EDCM a démontré, lors de voyages en France, en Suisse et au Maroc, ce que nous pouvons offrir. Bien des jeunes d’ailleurs veulent s’extirper d’une culturetrop formatée. Ils veulent connaître autre chose. » Pour qu’un jeune artiste puisse être à même d’apporter quelque chose de nouveau, il doit d’abord être à même de se connaître comme individu, estime Lucie Boissinot. « Les jeunes connaissent désormais leur propre champ de virtuosité personnelle. »

À ce jour, l’EDCM a formé plus de 400 diplômés sur ses planchers, dont plusieurs noms désormais connus, comme Clara Furey ou Mélanie Demers. Chaque année, une vingtaine de nouveaux interprètes, chorégraphes et artistes de la danse sont formés. « On forme des artistes afin qu’ils aient les outils pour s’intégrer dans le monde de la danseet qu’ils le redéfinissent eux-mêmes. On est constamment dans la contemporanéité », explique Lucie Boissinot.

Une nécessité

Pourquoi, à ses yeux, la danse demeure-t-elle nécessaire, encore et toujours ? Elle sourit. Ses yeux brillent. Elle n’hésite pas à me répondre. Pour elle, cet art de la scène apparaît peut-être plus actuel que jamais, à l’heure où le mondese complaît dans une virtualité alléchante, bardée de flots de mots.

« La danse nous parle de choses essentielles, mais sans mots. Déjà, il y a là quelque chose d’original et d’unique. Elle laisse des images fortes s’emparer de nous. C’est une expression hors du temps, en dehors de ce qui est actuellement vécu dans les sociétés occidentales. » Ne serait-ce que pour cela, croit-elle, la danse promet encore beaucoup dans un monde où l’artifice supplante trop souvent la profondeur.

Les artifices du numérique, règle générale, ajoutent bien peu à l’émotion fondamentale suscitée par la danse. « La danse, dans son essence, est suffisante. » Autrement dit, le règne de la danse se suffit à lui-même. Il faut simplement savoir le retrouver, croit-elle. « J’ai vu très peu d’alliances avec les arts numériques qui me prennent aux tripes. Parfois, au cinéma, quelques productions étonnantes arrivent à produire un effet très fort. » Virginie Brunelle, avec un film expérimental comme Réminiscences, a réalisé « unbijou », affirme Lucie Boissinot.

Il est vrai cependant que, depuis la pandémie, les gens se déplacent moins pour voir des spectacles. Il lui semble que la société s’expose de la sorte trop facilement à un assèchement qu’un rapport à la danse peut, du moins en partie, venir combler. « Pour apprécier la danse, sauf de rares exceptions, je reste persuadée qu’il faut d’abord se déplacer. Règle générale, rien à ce jour ne permet d’éprouver les propositions les plus fortes de cet art autrement qu’en se prêtant de bonne foi au jeu d’y assister. »

Lucie Boissinot sourit de nouveau. Tout doucement. La danse lui a appris, dit-elle, tout au long de sa vie, « un rapport au corps renouvelé » dont elle profite encore. Et pour la danse, laisse-t-elle tomber, elle sera toujours là, tient-elle à préciser.

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