Enseigner la diction au-delà des chemises de l’archiduchesse

Maude Bouchard est professeure de diction et de voix au collège Lionel-Groulx ainsi qu’au Conservatoire d’art dramatique de Montréal.
Annik MH de Carufel Le Devoir Maude Bouchard est professeure de diction et de voix au collège Lionel-Groulx ainsi qu’au Conservatoire d’art dramatique de Montréal.

Ils passent inaperçus, ou presque. Ils sont pourtant des acteurs essentiels du milieu culturel. Le Devoir propose une série de portraits de métiers de l’ombre, à travers les confidences de professionnels qui les pratiquent ou les ont déjà pratiqués. Aujourd’hui : les professeurs de diction et de pose de voix.

Dans Jésus de Montréal (1989), de Denys Arcand, deux grandes actrices françaises, Marie-Christine Barrault et Judith Magre, égratignent leur image le temps d’une scène hilarante dans un studio de doublage où les films pornographiques défilent à la chaîne. Avant la séance d’enregistrement, elles déplorent la piètre qualité d’une production du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. « Ces acteurs, on ne comprend pas un mot de ce qu’ils disent, ils n’ont aucune diction », se lamente la première. « Que veux-tu, de nos jours, ils font de l’improvisation », rétorque la seconde en guise d’explication, avant de simuler vous savez quoi.

Dans une salle à l’acoustique déficiente, lors d’un enregistrement vocal en studio où le temps presse, au milieu du tourbillon d’une mise en scène exigeante sur le plan physique, la voix de l’acteur se trouve parfois malmenée. Elle est pourtant essentielle pour se faire comprendre, communiquer une quantité importante d’informations, et transmettre toute une gamme d’émotions. Contrairement à ce que certains pourraient croire, nous ne sommes plus dans le registre de l’inné ou de l’acquis, ou alors de l’indéfinissable « talent naturel ». De la même façon qu’un acteur doit apprendre à occuper la scène avec son corps, il doit savoir occuper l’espace avec sa voix — peu importe que le lieu soit grand ou petit, feutré ou démesuré. Et ce, sans briser ses cordes vocales ou chercher sans cesse son souffle.

« L’objectif de la diction, c’est d’être entendu et compris, mais en lien avec le personnage. Les concours d’agilité articulatoire ne m’intéressent pas », affirme Maude Bouchard, professeure de diction et de voix au collège Lionel-Groulx ainsi qu’au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Pour cette comédienne qui s’est vite prise d’une grande passion « pour le micro et la voix », de même que pour l’enseignement, ses cours sont autant d’occasions pour ses étudiants de se constituer « un grand coffre à outils », et ainsi « élargir leur palette ».

Devant eux, elle n’arrive jamais les mains vides, ayant synthétisé sa méthode dans un outil pédagogique, Bouchard voix et diction, renfermant bien sûr des exercices vocaux, mais aussi des enseignements sur les sons du français normatif dans un contexte de doublage (« Ce ne sont pas des phonèmes semblables à ceux avec lesquels on se parle en ce moment »). Celle qui rêvait d’être orthophoniste pendant son baccalauréat en sciences du langage, avant de retourner sur les bancs d’école en théâtre, a vite suivi les traces de ses maîtres (Marie-Lise Hétu, François Grisé, Catherine Bégin), tout en insistant sur l’importance « de valoriser les différentes façons de parler ».

Plus qu’une voix

« On ne dit plus vraiment diction, mais élocution théâtrale », précise Pascal Belleau, acteur formé au Conservatoire d’art dramatique de Montréal au début des années 1980, professeur à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. Lui aussi s’inscrit dans la continuité des figures importantes qui l’ont formé, dont Monique Lepage, et surtout Huguette Uguay, de qui il a beaucoup appris pendant de nombreuses années. Ce qui ne l’a pas empêché, selon sa propre expression, « de donner les cours qu’il aurait rêvé avoir » du temps de sa formation.

« À mon époque, au Conservatoire, tout était compartimenté : la voix, la phonétique, la lecture et l’interprétation, se souvient celui qui enseigne également au cégep de Saint-Laurent. Quand j’ai commencé à l’UQAM, dans mes cours de jeu classique, les étudiants n’articulaient pas. J’ai fait en sorte que tout soit intégré, de la voix à l’ancrage en passant par l’élargissement corporel. » Selon Pascal Belleau, les acteurs doivent être des athlètes de l’émotion, mais aussi des athlètes physiques… tout en faisant en sorte que l’effort ne soit pas perceptible. « Il existe toutes sortes de techniques et de mécanismes, aussi bien pour projeter que pour pleurer. Mais le véritable défi pour les futurs acteurs n’est pas nécessairement dans les écoles de théâtre, qui sont toutes bonnes, mais à la sortie. Imaginez un pianiste qui veut jouer Rachmaninov et ne pratique pas son doigté pendant six mois : oubliez ça… »

Ce principe de la routine vocale et de la formation continue, Nathalie Naubert y adhère complètement. Comédienne qui figure parmi les premières diplômées du Conservatoire d’art dramatique de Montréal après sa fondation dans les années 1950, ancienne élève d’Yvonne Audet et de Huguette Uguay (« Elles m’ont fait découvrir un monde nouveau, fascinant, celui du théâtre »), elle a aussi transmis son amour du jeu au même Conservatoire, et ce, pendant de nombreuses années.

L’objectif de la diction, c’est d’être entendu et compris, mais en lien avec le personnage. Les concours d’agilité articulatoire ne m’intéressent pas.

 

« Comme dans tout art, il faut maîtriser la technique », souligne celle à l’imposante feuille de route théâtrale, et qui a croisé à l’occasion quelques étudiants ne voulant pas y mettre tous les efforts. Elle aussi compare l’acteur au musicien, et déplore que l’on puisse encore croire « que parce qu’on peut parler, on peut jouer ». Selon Nathalie Naubert, le rapport des acteurs à la voix, et plus globalement au jeu, « dépend de leur idéal ». Une voix mal placée, une élocution relâchée, « tout cela limite leurs moyens d’expression ».

Faut-il parler ou « perler » ?

Plusieurs assimilent une bonne diction à une adhésion sans faille à ce que certains appellent le français international, ou alors l’accent parisien. Un modèle de français normatif qui témoigne, pour Klervi Thienpont, d’une évidente « insécurité linguistique ». L’actrice sait de quoi elle parle, ayant récemment signé un mémoire de maîtrise intitulé (Re) penser la langue théâtrale sur les scènes québécoises. S’incarner pour mieux se dire, déposé à l’UQAM en septembre 2021.

« À une lointaine époque, on souhaitait casser l’accent québécois, car on le jugeait inadéquat, rappelle celle qui joue en ce moment en tournée dans Le bain, de Jasmine Dubé. Notre accent est aussi valable que tous les autres, et je crois que les plus jeunes générations d’acteurs ne se contenteront plus de prendre un classique traduit en France, et de s’arranger avec ça. » Klervi Thienpont considère que devant un texte étranger qui n’a pas été traduit au Québec, tous les artisans d’un spectacle doivent se poser des questions sur la façon de s’exprimer sur les planches. « Certains vont vers le français de France, d’autres restent eux-mêmes… et ça heurte parfois nos oreilles ! »

Elle ne cache pas son admiration pour la démarche pédagogique de Maude Bouchard, qu’elle qualifie de « décomplexée », s’éloignant de ce fameux « français international qui, de toute façon, n’existe pas ». Si les plus jeunes générations d’acteurs s’étonnent parfois que leurs aînés ne se départissent jamais de ce que d’autres surnommaient aussi le « français radio-canadien », il y a des raisons historiques à cela, souligne Pascal Belleau. « Comme il n’y avait pas d’écoles de théâtre au Québec, plusieurs allaient étudier en France. C’était avant l’arrivée des Belles-Sœurs [de Michel Tremblay], et de l’émergence de l’identité québécoise. »

« Lorsqu’ils arrivent dans leur premier cours de diction, les élèves croient qu’il faut bien parler, affirme Maude Bouchard. Leur manière de s’exprimer fait partie de leur identité, et il ne faut pas toucher à cela. Par contre, chaque œuvre possède ses défis : celui de la diction, de l’articulation, ou de la prosodie quand il faut dire des phrases interminables. Nous formons en quelque sorte des virtuoses qui doivent penser à tout cela en même temps, et en donnant l’impression que c’est facile. »

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