«L’Été meurtrier»: la consécration d’Adjani

Isabelle Adjani dans « L'Été meurtrier »
Photo: SND Groupe M6 Isabelle Adjani dans « L'Été meurtrier »

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Elle se prénomme Éliane, mais tout le monde la surnomme « Elle ». Derrière ses allures de starlette de village et ses éclats de rire ostentatoires, Elle cache une blessure ; un secret qui la ronge et l’enrage. Récemment arrivée dans le coin avec ses parents, Elle épouse bientôt Florimond, qui ne se doute pas de ce qui l’attend. Belle mais orageuse jeune femme, la protagoniste vengeresse de L’été meurtrier, dévoilé à Cannes il y a 40 ans, en mai 1983, est l’une des héroïnes les plus mémorables du cinéma français. Cela, grâce à son interprète, Isabelle Adjani.

Comme le résume Hélène Delye dans Le Monde pour marquer les 30 ans de L’été meurtrier, en 2013 : « Il fait partie de ces films qu’une seule réplique suffit, encore aujourd’hui, à faire resurgir dans sa totalité. Quand on entend la voix de la grande comédienne Suzanne Flon lancer à propos d’Éliane, le personnage brûlant incarné par Isabelle Adjani dans L’été meurtrier : “La vérité, c’est qu’elle est malheureuse. Sa vie n’a pas dû être drôle tout le temps. Mais ça, bien sûr, elle le montre moins facilement que son derrière”, c’est toute l’intrigue, le drame de ce polar rural et caniculaire qui résonne. »

Et de poursuivre que le film témoigne « d’une époque, d’un climat, de la jeunesse d’une actrice devenue icône ».

La genèse du projet remonte à 1977, lorsqu’un ami commun présenta l’écrivain et scénariste Sébastien Japrisot au réalisateur Jean Becker. Japrisot eut vite l’idée de L’été meurtrier, mais le scénario comme tel ne lui venait pas. Becker lui suggéra d’en tirer un roman qu’ils pourraient ensuite adapter. Au bout de huit mois, ce fut chose faite.

Adjani dit oui

Dans l’esprit du cinéaste, Isabelle Adjani était la seule à pouvoir jouer Éliane. Hélas, elle refusa net. Des abîmes psychologiques où il lui faudrait replonger si peu de temps après le brillant mais éprouvant Possession, d’Andreï Zulawski, à la nudité, motif l’ayant poussée à décliner l’offre de Luis Buñuel de jouer dans Cet obscur objet du désir, la star ne se sentait ni la force ni l’envie.

Or, la production ne s’était pas sitôt rabattue sur une nouvelle venue du nom de Valérie Kaprisky (La femme publique) qu’Adjani se ravisa.

C'est un personnage qui joue un double rôle, puisque c'est une fille qui cache sans arrêt ses sentiments, qui sont ceux d'un cœur brisé, et qui pour faire croire qu'elle se sent bien dans sa peau prend des allures de vamp et d'allumeuse dans ce village

 

Pour interpréter Florimond, alias « Pin Pon », du fait qu’il est pompier volontaire, Becker approcha le chanteur Alain Souchon. À la distribution s’ajoutèrent, hormis la vétérane Suzanne Flon, Jenny Clève, dans le rôle de la mère méfiante de Pin Pon, Michel Galabru, dans celui du père invalide d’Éliane, et Maria Machado, dans celui de la mère de la jeune femme (que les villageois surnomment mesquinement « Eva Braun », à cause de ses origines allemandes). Un jeune François Cluzet joue le frère de Pin Pon, tandis qu’une Maïwenn plus jeune encore campe la version enfant d’Éliane.

Le tournage se déroula dans le département montagneux du Vaucluse. Pour la musique, Georges Delerue (Jules et Jim) s’inspira du vieux piano mécanique qui tient un rôle clé — et sinistre — dans l’histoire : il en résulta un thème aussi entêtant qu’inquiétant.

Le film fut retenu en compétition officielle à Cannes. On découvrit alors, derrière la façade ensoleillée, un récit noir et tortueux. L’accueil critique fut assez enthousiaste, mais le mot « commercial » revint souvent : un péché capital en compétition. Par contre, à peu près tout le monde s’entendit sur la composition saisissante d’Isabelle Adjani.

Photo: Ralph Gatti archives Agence France-Presse Le cinéaste Jean Becker, accompagné de l'actrice Isabelle Adjani, présente son nouveau film « L'été meurtrier », à l'occasion du 36e Festival de Cannes, le 10 mai 1983.

Dans la foulée de la première cannoise, Claire Devarrieux écrit dans Le Monde : « Isabelle Adjani est arrivée et le Festival endosse sa légende. Le nez collé aux vitres, on cherche la table où “elle” déjeune. Un essaim de photographes cannibales, c’est elle encore, et, du port au Carlton, son nom court sur la Croisette […] Cela ne relève pas d’un tourisme cinématographique vulgaire. Le public se joint aux professionnels pour évaluer la nouvelle prestation de la star, et il est heureux, parce qu’elle l’étonne sans le choquer, parce qu’elle se donne et descend de son piédestal pour jouer sans complexe les vamps de province. »

Scandale cannois

Sauf que cet « essaim de photographes cannibales » poussa Adjani à ne pas se prêter à l’une des traditionnelles séances de photos publiques de l’auguste événement. Aussi, lorsqu’elle reparut sur le tapis rouge, les photographes protestèrent en posant leur appareil et en tournant le dos à l’actrice : l’épisode entra dans les annales de Cannes.

On aurait cependant tort d’associer la décision d’Adjani à un mouvement d’humeur. Car soudain, c’est toute son image qui changea dans l’imagination populaire. Dans Les Inrockuptibles, Marilou Duponchel revient sur le sujet en 2018, comparant le cas d’Isabelle Adjani après L’été meurtrier à celui de Brigitte Bardot après Et Dieu créa la femme.

« Près de dix ans après avoir été la jeune étudiante et fille à papa d’une génération dans La gifle de Claude Pinoteau, Isabelle Adjani devient le nouveau sex-symbol français […] Un rôle dont Adjani dira qu’elle ne se doutait pas un instant de l’onde de choc érotique qu’il allait déclencher… »

Toujours dans Les Inrocks, mais cette fois dans une entrevue de 2022, la principale intéressée confie : « Je me souviens de L’été meurtrier, j’étais gênée quand je sentais dans le regard de certains qu’on me confondait avec le personnage justement, un peu comme ceux qui ont confondu la libération des femmes avec prendre des libertés avec les femmes. »

Photo: SND Groupe M6 Isabelle Adjani, dans le rôle d'Éliane Wieck, prend la pose afin de séduire Pin Pon dans « L'Été meurtrier », en 1983.

En effet, la nudité que la vedette redoutait tant devint, en 1983, l’un des sujets de conversation favoris des intervieweurs, comme en témoignent les « questions » équivoques de Patrick Poivre d’Arvor au Journal de 20 h : « C’est vous toute crue du début jusqu’à la fin », ou « Vous cachez bien vos sentiments, mais vous ne cachez pas tout ! ».

Lors de cet entretien en direct de Cannes, une Isabelle Adjani visiblement mal à l’aise fait fi des sous-entendus et répond avec l’intelligence qui la caractérise : « C’est un personnage qui joue un double rôle, puisque c’est une fille qui cache sans arrêt ses sentiments, qui sont ceux d’un cœur brisé, et qui pour faire croire qu’elle se sent bien dans sa peau prend des allures de vamp et d’allumeuse dans ce village. »

Un rôle fort et beau

À double rôle double jeu : ainsi l’intrigue multiplie-t-elle les révélations jusqu’à ce dénouement qui laisse pantois. De fait, Éliane a obtenu ce qu’elle voulait, mais en vain, et au prix de sa raison. Lors de sa dernière apparition dans le film, Adjani, dont le personnage a régressé au stade de l’enfance, est bouleversante.

Sacrée cinq fois meilleure actrice aux César (Possession, Camille Claudel, La reine Margot, La journée de la jupe), un record inégalé, Isabelle Adjani déclare, émue, au moment de recevoir celui pour L’été meurtrier (des mains de Jack Nicholson) : « Je suis très heureuse que la profession n’ait pas eu peur de couronner un succès populaire ; ça, c’est très important. Je voudrais aussi dire que c’est assez formidable d’avoir un rôle pareil. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion dans les années à venir d’interpréter un rôle aussi fort et aussi beau que celui-là. Et c’est aussi au rôle que je remets ce César. »

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