La sécurité routière, ou la roue et le bâton

En embrassant la Vision zéro qui a fait des merveilles en Suède, le Québec a-t-il vraiment choisi le tout au bâton comme on l’aura entendu dans la foulée du dévoilement du Plan d’action en sécurité routière de Geneviève Guilbault, mardi ? On accorde à la ministre des Transports et de la Mobilité durable que la carotte était déjà pas mal cuite. Sensibilisation et prévention ont atteint leurs limites ; avec 79 piétons décédés (sur 392 morts sur nos routes), le Québec affichait en 2022 son pire bilan des 15 dernières années.

Pour autant, réduire le changement de paradigme dessiné par les caquistes à une politique du bâton paraît bien court. Une large part de la finesse de l’approche en 27 mesures de Mme Guilbault tient plutôt dans l’inversion des charges et des responsabilités au bénéfice des plus vulnérables sur la route, spécialement aux abords de nos écoles où deux collisions par jour ont lieu en moyenne. Il faut le dire sans détour : ce faisant, la ministre jette les bases d’une révolution attendue.

Personne ne devrait trembler en envoyant ses enfants à l’école ou en songeant à sa parentèle vulnérable envers laquelle la route n’a bien souvent ni patience ni empathie. L’approche Vision zéro poursuit cet idéal par le biais de ce qu’on appelle un « système sûr ». Au bénéfice de toutes les parties selon leur degré de vulnérabilité, ce système multiplie les interventions touchant aussi bien l’infrastructure que l’environnement physique, la vitesse, le véhicule ou l’usager de la route lui-même, du plus fragile piéton au chauffeur de poids lourd hyperblindé.

Révélée payante pour les pays qui l’ont adoptée, cette vision ne fait pas l’affaire de tous les Québécois. Pour qui a le pied tantôt pesant tantôt pressé (ou les deux à la fois) et qui se juge suffisamment en maîtrise de son véhicule pour calculer les risques liés à sa conduite (et les éviter), l’État va trop loin. Dans la révision des limites de vitesse, des amendes et des points d’inaptitude comme dans la multiplication des radars photo annoncée par Mme Guilbault, celui-là ne voit rien d’autre qu’un bâton destiné à faire tinter les caisses gouvernementales à ses dépens.

La ministre s’en est défendue mardi, son gouvernement travaillant plutôt, à son avis, à alléger la facture du contribuable. Elle n’a pas tort sur le fond. Ce n’est pas la conduite qui est dans sa mire, mais la mauvaise conduite. Nuance capitale. Et ce durcissement vise moins à punir bêtement les fautifs qu’à leur rappeler une vérité toute simple, mais cruciale : tous ne sont pas égaux sur la rue. On aura beau prendre l’affaire de mille manières : tôle froissée et vie humaine perdue ou suspendue ne peuvent pas être comparées.

Par la bande, l’usage du bâton par Québec nous dit surtout qu’une part de l’équation routière restera toujours individuelle. Le diable est dans les détails. Ce que la ministre s’est gardée de dire crûment, c’est que ce changement de culture vient avec une responsabilisation accrue de tous, y compris à vélo, à trottinette ou à pied. On aura beau sécuriser nos routes avec la meilleure ouate en ville, une part de risque va toujours s’accrocher si la témérité reste dans l’équation.

Inattentif, pressé ou colérique, l’usager de la route, à pied ou sur roues, sait fort bien que s’il dévie aux règles attendues, il s’expose à des risques accrus. Le hic, c’est qu’il pense honnêtement être en mesure de « gérer » ce risque. Jusqu’à ce que la vie lui fasse la démonstration contraire. Pour preuve, c’est aux conducteurs dits téméraires qu’on doit la majorité des accidents mortels, lesquels sont attribués au carré d’as suivant : imprudence, distraction, vitesse et alcool.

L’alcool apparaît d’ailleurs comme le chaînon manquant de ce plan. Il faudra s’y intéresser, et plus tôt que tard. Mais ne boudons pas notre joie de voir la Vision zéro enfin adoptée par Québec, qui, il faut bien l’avouer, accusait quelques révolutions de retard en la matière. Surtout, assurons-nous de faire le nécessaire pour collectivement y adhérer, et armons-nous de patience. Les beaux principes énoncés mardi ne feront pas rutiler notre bilan routier du jour au lendemain.

Ultimement, ce qui balisera le plus sûrement nos usages, ce sera moins le bâton que les aménagements d’apaisement et de sécurisation (dos d’âne, saillies de trottoir, îlots, intersections surélevées, taille des véhicules…) faisant en sorte qu’aller au plus pressé devienne impossible. Dans cet esprit, il y a de quoi lancer beaucoup de chantiers en concertation avec les municipalités dans la manche de Mme Guilbault. On dit bravo, et tant mieux.

Le retour de la Table d’actions concertées en sécurité routière est, à cet égard, une excellente nouvelle. Ses avis seront précieux. Aussi, si studieux soit le cadre dessiné par la ministre, son avenir dépendra de mille facteurs extérieurs. Y compris de la taille du parc automobile que, tiens, tiens, son collègue de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, veut faire fondre du tiers d’ici 2050. Voilà une cohérence plus que bienvenue.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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