L’esprit vagabond

«The Letter (A Classical Maiden)», John William Godward, 1899
Domaine public «The Letter (A Classical Maiden)», John William Godward, 1899

Voici un article dont vous entamez la lecture. Votre esprit s’y accroche, transforme de petits symboles sur votre écran ou dans votre journal en mots. Leur assemblage génère un sens dans votre esprit. Si votre concentration vacille, le fil de votre pensée va peut-être diverger. D’ailleurs, que pensera votre mère du cadeau que vous avez choisi pour son anniversaire ?

Cet article porte sur le vagabondage de l’esprit, phénomène connu sous l’appellation de « mind wandering » dans la littérature scientifique. Il s’agit de ces instants où notre pensée s’égare, où elle se met à errer. Parfois à notre insu, parfois de notre plein gré. Et depuis 25 ans environ, ces rêvasseries chatouillent la curiosité des neuropsychologues, qui commencent à y comprendre quelque chose.

Le sujet s’impose notamment parce que les technologies à portée de nos mains amenuisent la flânerie mentale. « Je crois qu’il y a un risque à ne jamais laisser nos esprits vagabonder », affirme Nathan Spreng, directeur du Laboratoire de recherche sur le cerveau et la cognition de l’Université McGill, qui étudie les réseaux cérébraux impliqués dans la focalisation de l’attention, la mémoire et les interactions sociales.

Qu’illuminent nos lanternes quand, en prenant le temps de ralentir, on laisse notre esprit respirer ? La lumière de notre cognition tente de percer l’avenir. Elle se braque sur le passé, pour mieux le comprendre. Notre cerveau se consacre aux humains dans notre vie ; il sonde le terrain délicat des relations qui nous unissent à eux. L’esprit vagabond s’aventure parfois sur le terrain de la rumination ; il s’attarde de temps à autre du côté des projections heureuses.

« Notre esprit oscille constamment entre différentes représentations cognitives des gens dans notre vie, de nos objectifs, de ce qu’on va faire demain ou même aujourd’hui. Nous pouvons constamment solliciter ces représentations latentes afin d’adapter notre comportement à des situations complexes. C’est probablement la raison pour laquelle l’esprit humain connaît l’expérience du vagabondage », explique Jonathan Smallwood, professeur à l’Université Queen’s, en Ontario, et spécialiste de l’esprit errant.

La découverte d’un réseau

Quand l’esprit vagabonde, il ne chôme pas. Dans les années 1990, des scientifiques ont remarqué que des zones du cerveau s’éteignent quand un sujet focalise son attention sur une tâche concrète à accomplir. En contrepartie, ces zones — qu’on appelle depuis 2001 le réseau du « mode par défaut » (MPD) — scintillent d’activité lorsqu’on rêvasse, qu’on imagine l’avenir ou qu’on se plonge dans le passé. Il vous a fallu contenir ce bouillonnement cérébral avant de commencer la lecture de ce texte.

Les chercheurs disposent de quelques stratégies pour étudier les rêvasseries. Ils peuvent inviter des participants à réaliser une tâche avant de les interrompre inopinément pour leur demander à quoi ils pensent. Certaines de ces expériences sont faites à l’aide d’un appareil d’imagerie par résonance magnétique (IRM) permettant de voir où ça grésille dans le cerveau du volontaire.

« La manière de susciter de l’activité dans le réseau du mode par défaut, c’est de demander aux gens de laisser leur esprit aller, explique M. Spreng. Ou encore, on peut leur suggérer de réfléchir à des événements de leur passé. Si vous remontez dans le temps, que vous vous efforcez de penser à un lieu où vous étiez, à vos sentiments et aux gens autour de vous, cela sollicite ce réseau cérébral. »

« La plupart du temps, il est difficile de quantifier la valeur du vagabondage mental, poursuit le professeur de McGill. Certainement pas en termes économiques ! Vous avez peut-être parfois l’impression de ne rien en retirer dans l’immédiat, mais il est important de laisser de la place à cette errance. Elle suscite des moments de lucidité. Vous pouvez faire des découvertes. Toute l’information était peut-être déjà dans votre tête, mais de nouvelles connexions sont établies et des idées créatives émergent. Ces moments où nous laissons notre esprit vagabonder sont très perturbés dans la société d’aujourd’hui. »

Il y a quelques années, des scientifiques ont demandé à des écrivains professionnels et à des physiciens de noter le moment où survenait l’idée la plus créative de leur journée. Une fois sur cinq, c’était lors d’un moment qui n’avait rien à voir avec le problème à résoudre. En moyenne, les idées nées lors de moments de rêvasserie avaient plus de chances d’aider à surmonter une impasse et d’être associées à un moment « ha ha ! ».

Lorsqu’il est inopportun, le vagabondage de l’esprit peut aussi causer des problèmes. Il réduit la compréhension de la lecture, rend plus difficile le fait d’assister à des cours magistraux et allonge le temps de réaction au volant. Savoir maîtriser ce cheval sauvage (notamment grâce à la méditation pleine conscience) comporte de nets avantages. Dans les études de M. Smallwood, les participants les plus intelligents arrivent à cesser le vagabondage lors d’une tâche difficile et s’y adonnent davantage lors d’une tâche facile.

Et les souris ?

Des études indiquent qu’entre 25 et 50 % de notre temps éveillé est consacré à des pensées qui flottent hors du « ici et maintenant ». Toutefois, l’Homo sapiens d’aujourd’hui a vite fait de dégainer son téléphone intelligent pendant les cinq secondes où il attend l’ascenseur. La vie moderne, tapissée d’écrans qui exercent une force d’attraction aussi forte que celle d’un trou noir, écrase la rêverie. Mais brider l’esprit vagabond cause-t-il des problèmes cognitifs ?

« C’est compliqué », répond M. Spreng. Le réseau cérébral du MPD est impliqué dans certains troubles psychiatriques (où des pensées insignifiantes deviennent obsédantes et anxiogènes), mais exerce aussi des « fonctions critiques » chez les personnes saines. « La forte utilisation des ordinateurs et des téléphones est une distraction constante qui nous éloigne du cours normal de nos pensées. Ces habitudes suppriment le réseau du MPD plus systématiquement. Les conséquences ne sont pas vraiment connues pour l’instant », explique le spécialiste.

Le goût de notre esprit pour Facebook, Instagram et TikTok n’est d’ailleurs pas étranger à sa propension pour le vagabondage. Dans les deux cas, la pensée se plaît à naviguer sur la toile complexe des interactions sociales. Les participants aux expériences sur l’esprit errant disent très souvent que leurs pensées ont dérivé naturellement vers leurs amis.

Selon M. Smallwood, la disposition humaine à planifier les choses longtemps à l’avance (et donc, par la force des choses, à rêvasser) a grandement contribué au succès de notre espèce sur terre. L’esprit des autres animaux vagabonde-t-il ? Même les souris doivent orchestrer leur vie au-delà du moment présent, fait-il remarquer. Dans leur cerveau, on voit d’ailleurs une activité cérébrale qui correspond à peu près au MPD chez l’humain. « On ne sait pas du tout si les souris rêvassent », note toutefois le professeur de Queen’s. Il y a tant à découvrir : les artisans de cette jeune science peuvent rêver !

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