Le «Sacre» d’un véritable phénomène

Le chef d’orchestre Rafael Payare
Gabriel Fournier Le chef d’orchestre Rafael Payare

Rafael Payare et L’Orchestre symphonique de Montréal entamaient mardi soir la 90e saison de l’institution en présentant la Messe glagolitique de Leoš Janáček et Le sacre du printemps de Stravinsky. Ce que nous avons vécu dans Le sacre dépasse l’entendement et s’inscrit une nouvelle fois, comme la 2e Symphonie de Mahler, à la même occasion l’an passé, parmi les grandes pages de l’histoire de l’OSM.

Lors de l’un des documentaires les plus fascinants sur la musique en train de se créer : une répétition de La Moldau filmée en 1960, et que l’on trouve facilement sur YouTube, le grand chef hongrois Ferenc Fricsay, emporté par la musique, s’exclame : « Que c’est beau de vivre » !

Fricsay était alors en rémission d’un cancer qui l’emportera quelque temps plus tard, lors d’une récidive. C’est cette phrase et cette répétition qui tournaient dans notre esprit en écoutant le rituel du Sacre du printemps extirpé de terre par Rafael Payare. Saisissons-nous vraiment le privilège de vivre pour être là et partager ça ? Saisissons-nous la somme de travail et de visions pour en arriver là ?

Quand la musique atteint un tel niveau de vision et d’engagement, c’est un peu comme avec L’Orfeo de Leonardo García Alarcón. On reste incrédule, parce qu’on ne s’y attend pas vraiment.

Références

 

La musique de concert pâtit forcément, aux oreilles des mélomanes, de la comparaison avec des enregistrements, c’est-à-dire de la reproduction à l’infini d’un objet sonore fabriqué dans des conditions artificielles qui lui permettent de viser une forme de perfection. Le chef Antal Dorati avait réfléchi à ce phénomène. Technicien hors pair et perfectionniste, il l’avait aussi maîtrisé en enregistrant nombre de disques référentiels, dont Le sacre du printemps en 1959 à Minneapolis pour Mercury.

Nous avons tous, selon nos diverses expériences, nos « références ». Il en est une, particulièrement impressionnante, ou le jeune Leonard Bernstein, en 1958, pousse, à la fin de la 1re partie de ce Sacre du printemps, le Philharmonique de New York dans ses derniers retranchements. En écoute et on se repasse « La danse de la terre » en se demandant : Comment font-ils ?

Alors, lorsque l’OSM sous l’emprise de Rafael Payare commence à faire parler la poudre en montant en intensité dans « Rondes printanières » (la transition vers le vivo, avec les deux appels de flûtes), puis reprend le schéma de montée en puissance dans un « Cortège du Sage » qui frise quasiment le délire sonore, pour finir sur une « Danse de la terre » qui fait presque pâlir la fameuse version Bernstein, on n’en croit pas nos oreilles.

Le sacre du printemps de Payare c’est bien plus que de la force brute : ce sont des timbres admirables dès le début, avec le basson ou la clarinette basse ; des alliages instrumentaux, comme la flûte et le violon solo au début de la 2e partie ; des idées formidables, à l’image du crescendo de timbales qui mène à la « Glorification de l’élue » ; un engagement forcené de tous, avec des cors n’hésitant pas à jouer pavillon haut et que l’on distingue parfaitement dans la « Danse sacrale ». Peu importe une petite bévue de coordination des cuivres dans cette « Danse sacrale » : avec cet engagement et ces prises de risques, peu importe un petit accident.

Rafael Payare fait véritablement « jouer » l’OSM et quand l’OSM joue à ce point et ce niveau on ne revient quasiment pas de ce qu’on entend. L’expérience renoue avec les grandes émotions de concert que pouvait nous donner un Evgueni Svetlanov avec son Orchestre d’État de Russie ou, j’imagine, jadis, Charles Munch.

On se demandait un jour si Rafael Payare allait pouvoir renouveler « l’effet Zubin Mehta » à Montréal. Il n’est là que depuis 1 an et on est déjà à l’égal ou au-dessus et dans les 2e et 3e de Mahler, le Sacre… même pour un fan du Zubin Mehta des années 70. Je ne suis pas un spécialiste de jeux de hasards et loteries : mais ce chef c’est le Jackpot, la boule d’or et « grande vie » réunis.

Distribution variable

 

Pour la Messe glagolitique, Payare a eu l’excellente idée de choisir la version définitive de la partition et non une des élucubrations pseudo-musicologiques récentes qui ne font que diluer le message musical.

Parmi les exécutants deux protagonistes se sont distingués. D’abord le choeur, admirable, net dans sa prononciation, impeccable dans ses entrées, même dans les moments délicats (Crucifixion) et quasiment héroïque d’être resté juste en intonation dans le Sanctus après une intervention assez flottante des solistes. Ensuite le ténor Ladislav Elgr qui, même s’il accusait une certaine fatigue dans Sanctus et Agnus, avait, dès sa première intervention, recadré le sens esthétique de l’oeuvre et notamment des interventions solistes, face à la soprano de renom, Camilla Tilling, qui soit chantait l’interprétation de quelqu’un d’autre, soit se croyait dans une soirée Grieg.

La Glagolitique ce ne sont pas des histoires de cygnes ou de nénuphars : les attaques sont forte et tranchantes et on rentre dans le Svet (Sanctus) forte (c’est marqué) comme une lame de couteau dans une miche de pain et pas avec un vague mezzo piano qu’on amplifie. Tiilling nous a fait ça toute la soirée en commençant par plomber le Kyrie en ralentissant un passage (le Christe), marqué « un poco piu mosso » (donc plus allant et pas moins). L’entrée d’Elgr dans le Gloria a vraiment remis l’interprétation sur les rails de l’énergie, de la franchise et de l’aplomb.

La seule chose à ne pas faire dans la Messe glagolitique c’est minauder, faire du chant décoratif et de tourner autour du pot. On a quand même le droit de chanter en mesure ce qui représente un défi pour Matthew Rose dont la voix est toutefois exactement celle qu’il faut, tout comme celle de Rose Naggar-Tremblay dans ses brèves interventions.

Belle vision de Rafael Payare, qui pourra aller encore un peu plus franchement droit au but, notamment dans Kyrie et Gloria (fugato trop prudent). Aussi, dans l’Agnus, il n’y a aucune raison de corseter le tempo de l’intervention des solistes. Jean-Willy Kunz a cherché à juxtaposer démonstration sonore et virtuosité. Il a donc retenu un peu le début de son solo pour « donner du son » mais a bien déployé l’accélération ultime qui fait le sel de la pièce.
Évidemment allez vivre tout cela lors d’une des deux reprises.

Le sacre du printemps par Rafael Payare

Janáček : Messe glagolitique. Stravinski : Le sacre du printemps. Camilla Tilling, Rose Naggar-Tremblay, Ladislav Elgr, Matthew Rose. Jean-Willy Kunz (orgue), Choeur et Orchestre symphonique de Montréal, Rafael Payare. Maison symphonique de Montréal, mardi 12 septembre 2023. Reprise ce soir et demain.

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