«Rojek» en bouteille à la mer

Longtemps, j’ai assisté au point de presse annuel du collectif Réalisatrices équitables. Par-delà ses signaux d’alarme lancés à la ronde, l’événement devenait une sorte de party de filles, retrouvées au long des ans, mais sur une note triste. Chiffres à l’appui, on nous démontrait la faible proportion de femmes cinéastes à la barre des longs métrages de fiction au Québec.

Hormis une poignée de pionnières à la Anne Claire Poirier, Léa Pool, Paule Baillargeon ou Micheline Lanctôt, la zone désertique s’ensablait sur la carte, bon an mal an. Les femmes se cantonnaient au documentaire, genre moins onéreux, couru et prestigieux que « le vrai cinéma de salles », à domination masculine. Grand retour du balancier depuis une quinzaine d’années : de nombreuses réalisatrices, certaines exceptionnelles, sont devenues les têtes de proue de grands films de fiction. Alléluia !

Reste que ces dames n’ont jamais délaissé pour autant la veine documentaire au long sillon d’expertise. Depuis le temps qu’elles posent à pleins films les regards sur les angles morts de leur société comme sur l’ouverture au monde… Davantage qu’en fiction et depuis plus longtemps, des cinéastes venues d’ailleurs, telles Tahani Rached et Michka Saäl, trouvaient dans leurs rangs un terrain d’exploration nouveau et un espace pour témoigner de leurs cultures d’origine.

Le documentaire, au masculin comme au féminin, a gagné au fil des ans ses lettres de noblesse, même auprès du grand public. Aiguisé comme une lame, le genre capture des réalités brûlantes et dérobées, se relie aux affres intimes ou planétaires. L’époque a follement besoin de ses lumières.

Quand même, autant saluer l’audace du jury pancanadien présidé par Téléfilm Canada. Avoir choisi Rojek, de la jeune Québécoise d’origine kurde Zaynê Akyol, pour porter les couleurs de la feuille d’érable à la course à l’Oscar du meilleur film international tient du poing sur la table. Privilégier le documentaire à la fiction se révèle un phénomène si exceptionnel qu’il mérite d’être marqué d’une pierre blanche. Pour une oeuvre féminine, qui plus est remarquable, percutante et magnifiquement filmée. En apprenant la nouvelle, j’ai cru voir Zaynê Akyol tirer la chaîne de plusieurs générations de femmes documentaristes nées ici ou à l’étranger.

Rojek ( de retour en salle dès vendredi, à la Cinémathèque et au cinéma du Musée, avec dans ce dernier lieu une séance questions-réponses le 2 septembre) relève d’une démarche personnelle de la cinéaste, liée au Kurdistan. Ses face-à-face en langues diverses avec d’anciens combattants du groupe État islamique et leurs épouses dans leurs camps carcéraux du Kurdistan syrien nous renversent. Ils crient à quel point la présumée défaite en 2019 de cette armée des ombres n’était qu’un leurre. Des cellules dormantes tirent des ficelles. Certains prisonniers à la foi aveugle attendent la renaissance du groupe sanguinaire tapi dans le maquis bitumineux. D’autres, sortis brisés de l’enfer, la craignent en pâlissant.

En privilégiant le côté humain des anciens djihadistes, la cinéaste rend leurs témoignages plus percutants et plus réels qu’en les démonisant. Ces voix-là, qui ont tué et combattu au nom d’Allah, nul ne les avait entendues. Une caméra superbe ponctue d’images de feux de pétrole, d’ombres, de ruines, de sables la gravité des dialogues. On entre vraiment ici en terre de cinéma.

Bien sûr, le choix du Canada n’assure en rien ce film d’atterrir au milieu des 15 titres présélectionnés aux Oscar (déterminés le 21 décembre). Ni de figurer sur la liste des cinq finalistes (annoncée le 23 janvier). Encore moins de remporter cette course le 10 mars 2024. Une centaine de pays proposent leur candidat. Il y a loin de la coupe aux lèvres. Mais en élisant Rojek, les votants canadiens lancent un signal d’exigence et d’ouverture à la grosse industrie hollywoodienne, en quête d’un nouveau souffle. En plus d’aider le film à rayonner ailleurs.

Quelle forme prendra le chic gala si la légitime grève des acteurs et scénaristes de Hollywood perdure ? Comment envisager une cérémonie télévisée sans stars pour assurer la promotion des films et pour garnir son tapis rouge ? Mais même avec des noms de lauréats annoncés du balcon, les Oscar conserveraient une aura issue d’un quasi-centenaire de domination culturelle planétaire. Peut-être le brasse-camarade de l’heure sera-t-il l’occasion pour un milieu écorché de s’aventurer plus loin qu’en terrains balisés ? Rojek a-t-il ses chances ? Qui peut le prédire ?

Et de quel poids un documentaire comme celui de Zaynê Akyol — peut-être éliminé en cours de route — pourrait-il bien peser sur la grosse machinerie américaine de cinéma ? Une charge minime. Qu’importe ? Sa bouteille à la mer rappelle à quel point le septième art, en notre ère de fausses nouvelles, d’intelligence artificielle et d’images de synthèses, se sent avide de vérités.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo