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Une scène de la pièce «La Mouette» d'Anton Tchekhov, jouée au Théâtre du Rideau Vert en 1981
Archives Théâtre du Rideau Vert Une scène de la pièce «La Mouette» d'Anton Tchekhov, jouée au Théâtre du Rideau Vert en 1981

Le comédien Pierre Collin, décédé en juillet, à 85 ans, commence sa carrière professionnelle en tenant une hallebarde dans une production de L’alcade de Zalaméa, classique espagnol du milieu du XVIIe siècle proposé au théâtre du Rideau vert de Montréal en 1962-1963. Il est de Messe noire, montée par un certain André Brassard, pour la compagnie Le Mouvement contemporain en 1964-1965. Il joue un laquais dans Pygmalion, au théâtre du Nouveau Monde, deux ans plus tard.

Pierre Collin participe en 1968 à la fondation du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, où il va interpréter et diriger des créations. À partir des années 1990, les metteurs en scène les plus en vue l’embauchent, de Denis Marleau à Brigitte Haentjens, en passant par Wajdi Mouawad. Sa dernière participation aux planches, en 2017-2018, est au sein de la Compagnie Jean Duceppe, où Martine Beaulne lui demande d’être la voix du père dans Le chemin des passes dangereuses, de Michel Marc Bouchard.

Ces informations vérifiées et contre-vérifiées (certaines contredisant les articles nécrologiques publiés il y a quelques semaines) se retrouvent sur rappels.ca, « site de référence sur les productions théâtrales professionnelles du Québec ». Le portail évolutif, constamment enrichi depuis sa création, il y a environ six ans, propose maintenant des informations détaillées sur plus de 6200 productions recensées depuis 1948, année de création du Théâtre du Rideau vert, pionnier de la professionnalisation du secteur. Les recherches peuvent s’y faire par oeuvre, par compagnie ou par personne.

Photo: Archives Yves Renaud Pierre Collin et Marcel Leboeuf dans «Les fourberies de Scapin», mis en scène par Jean-Louis Benoît au théâtre du Rideau vert, en 2001.

L’homme de théâtre Pierre MacDuff dirige le grand chantier numérique. Lui-même s’y connaît comme pas un. Après des études en art dramatique à l’option théâtre du cégep Lionel-Groulx, il a dirigé le Centre des auteurs dramatiques (CEAD, 1978-1984) et le Conseil québécois du théâtre (1983-1991) dont il est un cofondateur. Il a ensuite assumé la direction artistique de la salle Fred-Barry (1986-1990) du théâtre Denise-Pelletier, cofondé et codirigé le Carrefour international de théâtre de Québec et la compagnie des Deux Mondes (1991-2015) qui a fait tourner ses créations dans plus de 350 villes de la planète.

« Rappels, c’est le premier vrai projet auquel j’ai réfléchi après avoir quitté la compagnie des Deux Mondes, explique-t-il. J’étais effaré de constater que des informations de base, élémentaires, minimales — savoir qui a joué quoi et où, par exemple, je ne parle pas de l’assistance aux costumes — n’existent généralement pas. Même les sites Web des compagnies ne les fournissent pas, à la notable exception du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, qui a construit un site extrêmement étoffé. Les plus jeunes compagnies sont aussi plus sensibles à cette présence en ligne. »

Ne pas sombrer dans l’oubli

La notoriété de Pierre MacDuff l’a aidé à engager la participation des géants du secteur, les théâtres institutionnels, bien sûr, mais aussi les associations de producteurs et les organismes de référence comme le CEAD. Il a vite été soutenu par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), puis le Conseil des arts du Canada et des députés de circonscriptions où se trouvent certains grands théâtres. Lui-même a aussi obtenu des bourses pour mener le projet. En six ans, le chantier a coûté environ 500 000 $, notamment pour concevoir l’infrastructure informatique de la banque numérique.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) reste d’un secours particulièrement précieux. « Ce projet n’aurait pas existé sans la bibliothécaire Danielle Léger, qui a été emballée par le projet », explique M. MacDuff. Mme Léger est responsable des collections de programmes de spectacles et d’affiches de BAnQ.

Un comité consultatif (auquel siège Mme Léger) valide les décisions et les orientations. L’entreprise mémorielle est devenue un OBNL en 2019 sous le nom officiel de Rappels, la mémoire du Québec. Son fondateur ajoute que sa devise, encore non officielle, dit : « Ce n’est pas parce que le théâtre est un art éphémère qu’il doit sombrer dans l’oubli. »

Un comité scientifique sera formé à l’automne, notamment pour approfondir des enjeux simples et très complexes à la fois, dans un souci obsédant de cohérence éditoriale.

Un exemple ? Qu’est-ce que le théâtre ? « Quelqu’un lâché lousse dans la ville avec des écouteurs pour écouter un comédien lui raconter une histoire générée par une compagnie de théâtre, c’est du théâtre ? » reprend M. MacDuff.

Et qu’est-ce qu’une production théâtrale québécoise ? Où placer Antonine Maillet, qui vient du Nouveau-Brunswick, mais qui a fait toute sa carrière ici ? « Pour nous, finalement, selon la règle de la Bibliothèque nationale, est considéré comme québécois ce qui est d’intérêt québécois. »

20 000 lieux sous les planches

Le travail de documentation se fait avec des étudiants payés par des programmes d’emplois. La moindre inscription demande la saisie d’une trentaine de données qui nécessite au minimum une trentaine de minutes. « Ça, c’est quand on a le programme, la situation idéale, dit le chef des limiers. Ça peut être beaucoup plus compliqué. Une première personne saisit l’information. Une deuxième la valide, lettre à lettre, chiffre à chiffre. L’ambition de Rappels, c’est d’être une source fiable. »

Une première personne saisit l’information. Une deuxième la valide, lettre à lettre, chiffre à chiffre. L’ambition de Rappels, c’est d’être une source fiable.

Il s’est lui-même déplacé pour numériser des archives accumulées par des troupes ou des individus depuis des décennies. Les tournées se sont révélées encore moins bien documentées par les compagnies elles-mêmes. Le fouineur en chef a même découvert que le CALQ détruit après sept ans les rapports des projets subventionnés comme il en a lui-même rédigé des tas aux Deux Mondes.

« On n’a pas encore fait activement la promotion du site, fait remarquer M. MacDuff. On attendait d’avoir une masse critique suffisante de spectacles. On voulait aussi une personne pour répondre aux réactions. L’argent pour la payer pourrait arriver cet automne. » Rappels songe aussi à organiser un événement public annuel chaque 27 mars, à l’occasion de la Journée mondiale du théâtre.

La France fournit un modèle avec théâtre-contemporain.net et lesarchivesduspectacle.net. Ici, le catalogue en ligne e-Artexte, qui documente l’art contemporain canadien, représente un exemple à suivre.

En misant sur ces références, l’homme de théâtre québécois rêve d’enrichir sa banque de données avec d’autres types de documents, des photos, des vidéos, des reportages de la télé, des liens vers les affiches et les programmes de BAnQ. Il évalue qu’en remontant jusqu’au début de la colonie et en ratissant au plus fin dans les productions, rappels.ca pourrait engranger jusqu’à 20 000 notices de productions d’ici quelques décennies.

Ce qu’il reste de nous

À force de fouiller les archives du théâtre au Québec, Pierre MacDuff, qui les organise et les numérise pour le site rappels.ca, sa création, finit par se faire une tête sur ce qu’elles disent des planches d’ici, et donc de nous.

« Dans les années 1940-1950, il n’y a presque rien, des saisons à deux ou trois productions à Montréal, dit-il. Cet art était donc aussi très peu présent dans les journaux. On voit ensuite son importance grandir et on mesure ce qui a été perdu avec le déclin récent. Entre les années 1960 et 1990, il y avait une effervescence énorme et un discours porté sur notre société. Il y avait deux postes de télé. Les vraies affaires se passaient donc sur scène. Chaque fois que le Théâtre de Quat’Sous proposait un spectacle, c’était un événement, même si ce lieu ne comptait que 125 places. Ses productions, et d’autres aussi, avaient un rayonnement dans la société. »

Pierre MacDuff cite l’ouvrage dirigé par Gilbert David (ex-critique du Devoir) Le théâtre contemporain au Québec. 1945-2015 (PUM, 2020), qui synthétise de manière critique les pratiques et tendances dramaturgiques et scéniques de six décennies foisonnantes. « On voit l’importance des productions nationales qui voyagent dans le monde et des productions étrangères que l’on reçoit ici, note-t-il encore. L’importance du Festival TransAmériques [fondé en 1985] a été incroyable. Je le dis bien au passé. C’est devenu un festival de niche, comme si l’Europe était honnie. C’est le monde des prochaines générations, j’imagine. »

SB


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