Cours, Lola, cours!

Avec une courbe narrative impeccable et son mélange des genres, le spectacle «Runners», de la compagnie de cirque tchèque La Putyka, rappelle les belles années de la danse-théâtre.
Photo: Lukas Biba Avec une courbe narrative impeccable et son mélange des genres, le spectacle «Runners», de la compagnie de cirque tchèque La Putyka, rappelle les belles années de la danse-théâtre.

Pour son premier passage au Québec, le cirque La Putyka, de Prague, fait marcher, trotter, danser, « jogginer » ou courir ses quatre artistes sur un grand tapis roulant. En chauffant son spectacle de tous les bois du corps (chant, anecdotes, danse, musique, risque physique, peu de grandes acrobaties), la troupe aborde le temps qui file ou ralenti, la vitesse et l’inertie. Avec une courbe narrative impeccable et son mélange des genres, Runners rappelle les belles années de la danse-théâtre.

Car ce qui marque Runners, c’est le travail multidisciplinaire de haut niveau et la façon dont il nourrit une courbe dramatique très bien dessinée. C’est ce qui explique qu’ont surgi pendant le spectacle des souvenirs des pièces de Carbone 14 ou de Pigeons International. De Pina Bausch, même si la comparaison est un peu forte.

On se prend d’affection pour chacun des interprètes. Elles dansent merveilleusement (Dora Sulženko Hoštová, Sabina Bočková) les chorégraphies très physiques signées Hoštová, qui rendent nostalgiques, car elles gardent une teinte 1990.

Ils (Ethan Law, Viktor Černický) font les acrobaties — vélo, cerceau — où la difficulté tient à trouver la stabilité contre le tapis roulant. Tous racontent. La musique est excellente. Bočková, en plus, chante (sur le tapis roulant, en dansant…), et très bien.

Il y a, dans Runners, peu d’acrobaties casse-gueule — on a vu des spectateurs sortir, peut-être insatisfaits. Et c’est une journaliste spécialisée en danse qui signe ce texte, habituée à se satisfaire d’un travail de corps fin, discret même ; ou, comme ici, d’une course à grande vitesse qui devient l’événement.

Photo: Jean-François Savaria Le spectacle « Runners », de la compagnie tchèque Cyrk La Putyka, est présenté dans le cadre du festival Montréal complètement cirque jusqu'au 16 juillet.
Photo: Jean-François Savaria Le spectacle « Runners » du cirque La Putyka

La négociation constante des artistes avec le tapis roulant, qui limite leur espace de jeu, leur dégagement, leur possibilité d’erreur, qui leur impose de conserver une vélocité et une stabilité extrêmes, souvent avec des accessoires, est une réelle augmentation de la difficulté des propositions physiques. Elle augmente leur présence.

On les voit travailler, se réajuster, lutter, décider ou pas d’abandonner. Si le risque de chute est réel, la hauteur limitée en module les conséquences. Et Runners vient ici régler une question éthique du cirque.

Voir des circassiens risquer leur vie pour divertir des spectateurs dans une surenchère de virtuosité et du danger est difficilement conciliable avec un respect de la longévité de la carrière de l’artiste et de sa santé. Ici, on déplace la difficulté. La précision physique demandée est égale ; le résultat est peut-être moins spectaculaire : il est beaucoup plus ancré à l’humain. Cette humanité, elle émane de tous les aspects du spectacle.

Le roulis continuel du tapis, cette espèce d’immobilisme mouvant qu’il permet, fait un effet sur la spatialité, sur l’espace, dont on sent bien davantage l’axe horizontal. On a ainsi songé aussi à Sideways Rain, de Guilherme Bothelo (FTA 2012), qui créait sans mécanique cette perception. Et, bien sûr, au travail de Jacques Poulin-Denis, chorégraphe d’ici qui utilise depuis 2017 un tapis roulant.

Runners tient-il davantage de la danse ? Chose certaine, c’est un très bon spectacle, grand public et intelligent, soutenu par une musique et deux musiciens formidables (et une sono de la Tohu pour une fois pas exécrable). Courez-y les voir courir.

Le tapis (roulant) de danse

En 2018, le chorégraphe montréalais Jacques Poulin-Denis présentait Running Piece à l’Agora de la danse, un solo pour danseur et tapis roulant. Il avait auparavant signé Waltz (2017), toujours sur tapis, avec les étudiants de l’École de danse de Montréal. Et sa compagnie Grand Poney tourne présentement ON/OFF, chorégraphie courante pour quatre à cinq danseurs, pour le public ado. Discussion sur les aléas du travail sur tapis roulant.

« La plus belle trouvaille, c’est l’hypnotisme que ça provoque. Ça envoûte de voir la personne qui avance et se démène continuellement, tout en restant au même endroit dans l’espace. C’est quelque chose que je ne retrouve pas en studio, sans tapis ; comme si le temps était suspendu. »

« Le plus difficile, c’est de faire ce duo entre un humain et une machine insensible. Si un danseur tombe et crie, le tapis n’arrête pas pour autant. Dans la création de ON/OFF, on a eu des blessures étonnantes — quatre, à date. C’est énorme. Ça a été un wake-up call ; j’ai dû me demander comment poursuivre puisque le projet est plus risqué que ce que je pensais. On a prévu un entraînement précis avec une physio. »

« On tombe de la machine régulièrement ; la plupart du temps, on tombe bien. Tu as une vélocité quand tu débarques du tapis : si tu le fais dans l’axe de la machine, par l’avant ou l’arrière, ça va. Quand tu débarques sur le côté, souvent, ton corps est en torsion, et je pense que c’est là que les problèmes peuvent arriver. Ce sont surtout les chevilles qui paient. »

« Le tapis est un sol qui bouge, sur lequel tu danses, ce qui implique des configurations de corps invraisemblables. Le danseur ne peut jamais s’abandonner — c’est très difficile —, il doit toujours rester aux aguets. Et quelque chose est captivant de le voir et sentir qui travaille fort, qui navigue entre tous ces défis-là. »

Runners

Par Cirk La Putyka, dans le cadre de Montréal complètement cirque, à la Tohu jusqu’au 16 juillet.



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