La mise en forme d’une parole

La traductrice théâtrale Maryse Warda, au café-bar Else’s, rue Roy, dans lequel elle travaille régulièrement
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La traductrice théâtrale Maryse Warda, au café-bar Else’s, rue Roy, dans lequel elle travaille régulièrement

Ils passent inaperçus, ou presque. Ils sont pourtant des acteurs essentiels du milieu culturel. Le Devoir propose une série de portraits de métiers de l’ombre, à travers les confidences de professionnels qui les pratiquent ou les ont déjà pratiqués. Aujourd’hui : les traducteurs au théâtre.

La carrière de l’homme de théâtre Jean-Louis Roux fut ponctuée de polémiques, et même le traducteur qu’il était parfois n’y a pas échappé. Au printemps 1970, sur les planches du théâtre du Nouveau Monde, sa traduction d’Hamlet, de Shakespeare, en a fait sourciller plus d’un. Alors que tous s’apprêtaient à entendre le fameux « Être ou ne pas être » de la bouche du plus célèbre prince du Danemark, Roux avait opté pour « Existence ou néant », ce qui donnait au personnage des allures de philosophe traînant à Saint-Germain-des-Prés. Même au moment du décès de l’homme de théâtre, en 2013, un lecteur du Devoir était revenu sur cette polémique, preuve qu’elle avait marqué les esprits.

Ce choix et ses remous ont une fois de plus prouvé que la traduction ne relève pas de la stricte communication, mais constitue un acte de création destiné à des spectateurs qui y seront sensibles, qui se montreront éblouis, irrités ou indifférents. Selon plusieurs traducteurs, c’est avant tout pour eux qu’ils s’échinent à transposer dans une autre langue, et parfois dans un autre contexte socioculturel, les personnages d’une pièce. Tout cela n’est donc pas qu’affaire de mots et de syntaxe.

Est-ce que l’on rêve de pratiquer ce métier, spécialement au théâtre ? Maîtriser une deuxième, voire une troisième langue constitue bien sûr un prérequis, mais selon ceux et celles qui pratiquent ce métier, il faut d’abord mettre la main à la pâte, se lancer avec ferveur et aimer le théâtre avant tout. C’est d’ailleurs ce qui guide depuis longtemps Maryse Warda, diplômée en littérature anglaise, qui rêvait de devenir comédienne, mais qui se retrouva plutôt adjointe administrative au théâtre de Quat’Sous à l’époque où il était dirigé par Pierre Bernard, au début des années 1990. Constatant après quelques mois qu’elle s’ennuyait « à faire des chèques », celui-ci lui propose de traduire Traces d’étoiles, de Cindy Lou Johnson, ce qu’elle accomplit en cinq jours. Cette pièce est devenue l’un des grands succès de la maison, et fut d’ailleurs reprise ce printemps au Rideau vert. Ce fut aussi le début pour Maryse Warda d’une brillante carrière.

Depuis, celle qui a traduit David Mamet, Harold Pinter, Brad Fraser, George F. Walker et Joyce Carol Oates demeure guidée par les mêmes principes. « Chaque fois, je pars de l’essence de la pièce », dit celle qui, au moment de l’entrevue, s’apprêtait à prendre la direction de Tadoussac pour la résidence de traduction Glassco, un rendez-vous annuel qui existe depuis 1998. « Mon but est de lui redonner vie à travers mon filtre. Je suis très sensible au choix des mots, à l’impact qu’ils ont sur nous ; quand un auteur en répète certains, c’est loin d’être anodin. »

Mise en traduction, mise en scène

Cela dit, même si une bonne part du travail s’effectue en solitaire, les traducteurs ne fonctionnent pas en vase clos, tenant compte des paramètres des directeurs artistiques et des metteurs en scène. « Certains veulent que l’on respecte l’identité première de l’oeuvre, comme dans les pièces de Walker, où l’on gardait les prénoms anglophones. D’autres préfèrent que l’on adapte complètement, que l’on change les noms, les références, pour ne pas que les spectateurs décrochent quelques secondes en se demandant de quoi il est question », souligne Maryse Warda. Parfois, ce sont les gardiens des droits d’auteur qui s’avèrent pointilleux, balisant de manière stricte ce qui peut être modifié, ou pas, dans une oeuvre.

Une bonne ou une mauvaise traduction influence la réception d’une pièce. Ce fut le cas pour Fanny Britt, passionnée de théâtre dès l’adolescence, fréquentant le Quat’Sous au temps de Pierre Bernard, friande d’oeuvres américaines. Avec ses camarades de classe de l’école secondaire, elle se souvient de son embarras à monter Vu du pont, d’Arthur Miller, « en argot français quand on illustrait une réalité nord-américaine ». Celle qui est aussi romancière (Les maisons, Faire les sucres) et dramaturge (Bienveillance, Lysis) a vite compris le rôle essentiel du traducteur comme passeur culturel. « Deux ans après Vu du pont, nous avions monté Les années, de Cindy Lou Johnson, au Festival Fringe, avec la traduction de Maryse Warda. C’est là, et au Quat’Sous, que j’ai pris la mesure de ce que pouvait changer la traduction. »

Pendant ses études en écriture dramatique à l’École nationale de théâtre du Canada, Fanny Britt voulait parfaire ses connaissances de traductrice. Elle sera appuyée par René Gingras, puis par Jean Marc Dalpé, qui supervisera sa première traduction, La reine de beauté de Leenane, de Martin McDonagh, qui fera l’objet d’une coproduction entre La Licorne et le Trident en 2002. Ces débuts lui ont confirmé qu’elle avait sa place dans ce métier, qu’elle juge beaucoup moins éprouvant que celui de dramaturge. « La traduction, c’est un renouvellement constant pour moi, affirme Fanny Britt. J’ai plus de facilité à défendre une traduction qu’une de mes pièces. Les commentaires de l’équipe de production, je n’en fais pas une affaire personnelle ! Comme dramaturge, j’ai l’impression d’importuner tout le monde avec mon oeuvre… »

Traduire un contexte culturel

Les motivations et les trajectoires des traducteurs sont aussi diverses que celles des dramaturges, chacun apporte sa couleur, sa vision, ses ambitions. Philippe Blanchard, acteur et traducteur ayant longtemps vécu à New York et maintenant établi à Los Angeles, traduit des oeuvres québécoises pour les faire découvrir au public de son pays d’adoption. On lui doit une adaptation théâtrale du Déclin de l’empire américain, de Denys Arcand, produite en 2004, et plus tard des textes d’Étienne Lepage (L’enclos de l’éléphant, Rouge Gueule).

Au-delà de sa pratique, Philippe Blanchard a senti le besoin d’y greffer un bagage théorique. Il est maintenant détenteur d’une maîtrise en traduction de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM. « Je voulais une base, non seulement pour continuer mon travail, mais pour m’assurer que je le faisais de manière adéquate », précise celui qui a aussi traduit en français des pièces américaines. Son passage à l’université a surtout renforcé sa conviction sur la posture du traducteur face au dramaturge. « Il doit se substituer à l’auteur pour présenter un autre univers, d’autres personnages, que ceux anticipés au départ. L’auteur ne s’adressait pas au public auquel nous voulons nous adresser ; il faut donc nous assurer que les spectateurs d’une autre culture comprennent les situations décrites dans la pièce. On ne traduit donc pas juste des mots : on ajoute, on invente, on change, on modifie, etc. »

Chaque fois, je pars de l’essence de la pièce

 

La chose serait plus simple lorsque l’on s’empare d’une oeuvre d’un auteur décédé, et dans le domaine public. Un cas célèbre du théâtre québécois : les fameuses « tradaptations » de Michel Garneau des pièces de Shakespeare, où les personnages s’exprimaient dans un joual triomphant. Lui-même traducteur du grand Will (Rome, spectacle-fleuve récemment mis en scène par Brigitte Haentjens), Jean Marc Dalpé se souvient avec fierté de sa traduction de L’opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht et Kurt Weill, en 2012, qui se déroulait… à Montréal en 1939. « Avec ces oeuvres tombées dans le domaine public, on peut faire n’importe quoi. Est-ce que c’est toujours réussi ? Ça, c’est une autre histoire ! » lance dans un rire tonitruant celui qui est également acteur, scénariste et dramaturge (Le chien, Août. Un repas à la campagne).

En ce qui concerne les auteurs contemporains, « plusieurs ont de bons avocats », dit avec ironie Dalpé, mais s’il faut tenir compte de celui qui écrit, on doit beaucoup penser « au public, qui est le même que celui du traducteur, car notre job est de lui offrir l’expérience la plus percutante et la plus efficace » possible.

Selon Maryse Warda, chaque pièce, peu importe son origine ou sa date de création, impose des défis particuliers, et la responsabilité est plus grande lorsqu’il s’agit à la fois d’une oeuvre contemporaine et d’une première traduction. « On doit respecter l’auteur », précise-t-elle. Et contrairement à l’oeuvre originale, une traduction porte en elle une date de péremption. « En général, c’est bon pour environ 15 ans, mais il faut la relire attentivement pour identifier les mots et les expressions à la mode qui ne tiennent plus dans le contexte actuel, et qui ne disent plus rien au public. »

Revisiter une traduction théâtrale, c’est dans l’ordre des choses, selon Fanny Britt, contrairement aux livres ou aux films, figés dans le temps. « Quand on traduit un roman ou un essai, il y a le poids de la pérennité. Quand on utilise une langue générique, ça donne les doublages de cinéma dans un français qui ne correspond à rien, culturellement parlant. L’acte de traduire a pour moi un côté libérateur. Une pièce bouge très peu, tu es prise avec elle, en quelque sorte. Pas une traduction. »

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