«Mythanalyse de la couleur»: Pour une sociologie de la couleur

Hervé Fischer a été rencontré par Le Devoir dans son appartement du Vieux-Montréal, qui est rempli de livres et d’œuvres d’art. Parmi celles-ci figurent plusieurs de ses toiles, dont celle qui est accrochée au mur.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Hervé Fischer a été rencontré par Le Devoir dans son appartement du Vieux-Montréal, qui est rempli de livres et d’œuvres d’art. Parmi celles-ci figurent plusieurs de ses toiles, dont celle qui est accrochée au mur.

Philosophe et artiste, le Québécois Hervé Fischer a travaillé pendant des décennies sa monumentale sociologie des couleurs avant de se décider à soumettre la table des matières de sa proposition de livre à la collection NRF des éditions Gallimard à Paris, une des plus prestigieuses dans le monde. Son directeur, l’historien Pierre Nora, était intéressé et voulait en lire plus. Sa secrétaire a levé le drapeau rouge écarlate en constatant la taille du fichier Fischer.

« Pierre Nora m’a dit lui-même le chiffre : ça faisait 3 755 512 signes. Il est donc revenu sur sa promesse, explique l’auteur. Il m’a demandé de couper de moitié. C’était impossible pour moi. J’avais travaillé toute ma vie là-dessus. J’ai donc restructuré le texte pour le publier en deux tomes chez Gallimard : le premier traite de la codification sociologique des couleurs ; l’autre de leur irrationalité irréductible. »

Le premier essai intitulé Les couleurs de l’Occident. De la préhistoire au XXIe siècle, paru en 2019, propose une analyse sociohistorique des systèmes et des codes chromatiques des sociétés occidentales. Il suit les lentes, longues et très complexes transformations des modes de contrôle du langage coloré par les pouvoirs religieux, politiques et économiques. Un exemple : les catholiques parlent du canon des couleurs pour décrire les choix associés aux temps liturgiques : le blanc à Noël et à Pâques, le rouge pour le dimanche de la passion et le Vendredi saint, le violet et le rose pour l’avent et le carême, le vert aux jours ordinaires…

« Quand la Réforme s’active contre les couleurs du clergé et de l’aristocratie, elle impose le noir, le refus du côté somptuaire par un achromatisme assumé, explique le spécialiste. La bourgeoisie a adopté cette position réformée. Un notable, un juge ou un commerçant crédible ne se chamarre pas comme un dandy, ne choisit pas des chaussettes bariolées comme Justin Trudeau. Il y a donc toujours un lien entre les transformations de ces signes et les évolutions sociales. »

Le second bout de l’enquête savante qui traverse des millénaires au pas de charge paraît maintenant sous le titre Mythanalyse de la couleur. Il traite de l’irrationalité du monde chromatique lié aux mythes fondateurs et aux imaginaires sociaux. Les pouvoirs veulent réduire cet univers coloré à des systèmes codifiés et sanctionnés tandis que des forces souterraines célèbrent la liberté chromatique dans le chamanisme, les chromothérapies, la poésie, les arts, les révoltes et les innombrables manifestations de la subjectivité.

« La couleur fonctionne en tension entre le rationnel et l’irrationnel, résume M. Fischer. C’est d’ailleurs parce que c’est un irrationnel dangereux que la société le code et en fait un langage intégrateur. L’irrationnel subsiste et résiste. On ne comprend pas l’irrationnel, bien sûr, mais j’ai voulu le cartographier, là encore selon différentes époques et sociétés. »

Tout y passe avec une érudition vertigineuse, y compris par l’explication des schémas colorimétriques ou la discussion des théories scientifiques de la lumière. « Quand Newton fractionne la couleur, il fait du géométrisme inacceptable pour la chrétienté, qui voit dans la lumière transparente l’image de Dieu. Goethe va dire que les couleurs ne sont pas dans la lumière, mais dans l’oeil et que, si vous vous frottez l’oeil, elles se montrent. L’inventeur du Polaroïd va plutôt dire qu’elle n’est pas dans l’oeil, mais dans le cerveau. Moi, je dis que la couleur dépend des récits, des mythes d’une société donnée. Ce qui fait que le blanc peut être le symbole de la virginité en Occident et du deuil en Chine. »

Un artiste intello

Hervé Fischer a été rencontré la semaine dernière chez lui dans le Vieux-Montréal, dans son appartement rempli de livres et d’oeuvres d’art (souvent ses propres toiles). Sa vie a toujours oscillé entre la pratique et la théorie, entre la peinture et la philosophie. Il a été formé en France dans les années 1960 et a été marqué par les situationnistes. Il enseignait la sociologie de l’art à la Sorbonne notamment parce qu’il ne pouvait pas gagner sa vie avec l’art.

« Je me suis battu avec cet étiquetage aristotélicien toute ma vie, et ce n’est pas fini : aujourd’hui encore, j’ai de la difficulté à faire un travail avec les deux hémisphères, dit le jeune octogénaire qui empile encore les livres et les toiles dans son appartement. Ça n’a jamais été très facile parce que, quand on est artiste, on est un mauvais intellectuel et que, quand on est intellectuel, on est un mauvais artiste. »

Sa carrière prouve le contraire. Le Centre Georges-Pompidou de Paris lui a consacré une exposition en 2017. Il a occupé une chaire sur le numérique à l’Université Concordia, et Gallimard continue la consécration de l’intellectuel en ce moment.

« Ma réflexion sur les couleurs a commencé vers 1970 au contact des idées de Durkheim sur le suicide, explique l’ancien professeur. Il montre que le taux de suicide d’une société dépend de son degré d’intégration organique : il y a moins de suicides en temps de guerre qu’en temps de paix ; moins de suicides dans les familles juives que dans les catholiques ; etc. Je me suis dit que je pourrais faire un travail pareil sur les couleurs en les sociologisant. Elles semblent subjectives et insaisissables. Chacun tient à sa personnalité et l’exprime avec ses maquillages ou ses vêtements. Mais comme sociologue, tu découvres un langage strictement codé dans toutes les sociétés du monde. »

La comparaison avec les travaux du médiéviste Michel Pastoureau sur différentes couleurs devient inévitable. « Je lui rends hommage dans les deux livres. Je l’ai beaucoup lu. Il est dans une érudition fragmentaire impressionnante. Mais Pastoureau lui-même dit qu’on ne peut pas faire une sociologie de la couleur. Il pense impossible d’avoir une théorie globale. Moi, je revendique cette possibilité. J’ai ramassé ses pierres et j’ai construit un édifice pour dire qu’il existe des structures chromatiques comme il existe des structures sociales. Les couleurs fonctionnent en système. »

La recodification du monde

L’époque récente développe une subjectivité de la couleur en partie sous l’influence de l’individualisme et de la psychanalyse. Il s’agit d’une exception dans l’histoire des sociétés humaines, et la parenthèse semble même en train de se refermer. Le capitalisme se charge bien d’imposer un code mondialisé. La gamme chromatique des automobiles se compresse dans le gris métallisé.

« Ça nous dit que la société est en train de se restructurer, que l’exception disparaît, dit le sociologue. Nous croyons encore vivre dans le paradis de l’individualisme subjectif et nous en jouissons encore tellement mais, sans que nous en soyons conscients, la société est en train de nous recontrôler. On n’est pas encore dans le système chinois, mais nécessairement la restructuration se développe. La tendance nous annonce qu’on va se retrouver dans les situations qui ont prévalu pendant des millénaires, quand le langage chromatique était un langage intégrateur et de contrôle. »

Et alors ? « Et alors, ça m’inquiète. La couleur demeure aussi un espace de liberté, d’énergie. Dans une société de plus en plus taguée, contrôlée, c’est une chose fondamentale d’avoir un espace incompatible avec une rationalisation mathématique. »

La grande démonstration débouche sur une contribution à la sociologie de la connaissance. Les idéologies font donc les couleurs, et le prochain livre va se pencher sur la manière dont les mythes sociaux influent sur d’autres objets réels ou conceptuels plus ou moins colorés. Un autre fichier Fischer de quelques centaines de milliers de signes…

Mythanalyse de la couleur

Hervé Fischer, éditions Gallimard, Paris. 2023, 422 pages.



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