L'édition est toujours une lecture sensible

Annoncé en lice pour le prix Goncourt, le roman «Que notre joie demeure» de Kevin Lambert a créé un tourbillon médiatique.
Guillaume Levasseur archive Le Devoir Annoncé en lice pour le prix Goncourt, le roman «Que notre joie demeure» de Kevin Lambert a créé un tourbillon médiatique.

À peine atterri en France pour y porter son roman Que notre joie demeure, en lice pour le prix Goncourt, Kevin Lambert se trouve dans un tourbillon médiatique. La cause ? Son éthique d’écriture.

M. Lambert a demandé à son amie, la poète et directrice littéraire Chloé Savoie-Bernard, une lecture sensible de son manuscrit. Une pratique décriée par plusieurs en France, qui la voient comme de la censure. Une étape de travail qui n’aurait là-bas que très peu cours, selon Le Figaro, Le Monde, Télérama. Ben voyons, répondent les spécialistes de la littérature interrogés par Le Devoir. Toute édition est une lecture sensible. Qu’elle en porte le nom ou pas ; qu’elle se fasse en France ou en Amérique.

« Un éditeur, c’est un lecteur qui commente, demande de couper, d’ajouter. Sinon, c’est un imprimeur », tranche le sociologue de la littérature Michel Lacroix, de l’Université du Québec à Montréal. « Pourquoi s’étonne-t-on qu’il se demande si tel passage est bon ou non, si tel personnage stéréotypé ou non ? C’est sa job. »

« À partir du moment où on accepte qu’un texte est une oeuvre collective, on désamorce toute la question de la lecture sensible », pense pour sa part Julien Lefort-Favreau, professeur de littérature à l’Université Queen’s, qui rappelle que les grandes maisons d’édition françaises ont souvent recours à des lectures d’avocat, pour se protéger légalement, sans que nul ne crie à la censure.

« En Amérique et dans le monde anglo-saxon, il y a une habitude plus longue d’avoir plusieurs lecteurs qui travaillent à l’édition d’un texte, et d’afficher ce travail d’équipe », poursuit M. Lefort-Favreau.

Ne serait-ce que par la présence des agents littéraires, qui lisent et révisent avant les éditeurs potentiels. Et par le travail fait ensuite par des équipes éditoriales plutôt que par une seule tête.

 

La France, elle, reste très attachée à la figure de l’écrivain solitaire, souverain et génial. Et de l’éditeur héliotropique, hégémonique, tout pareillement génial. Deux mythes qui ont la dent dure, selon M. Lefort-Favreau.

Antoine Gallimard, Maurice Nadeau, François Guérif, Paul Otchakovsky-Laurens. « On peut allonger la liste facilement. Pourtant, on sait dès qu’on fouille que même dans les maisons d’édition dont la locomotive est une forte figure charismatique, il y a des petites mains en dessous. »

Écrire en solitaire

« Il y a toujours eu circulation des manuscrits dans les cercles d’amis avant la publication », continue Michel Lacroix, rappelant les habitudes du groupe des fondateurs de la Nouvelle Revue française, avant la maison Gallimard, qui « se rencontraient pour lire devant les autres le texte en préparation, en incluant leurs femmes à la discussion »… et en les excluant ensuite de tout le discours public et officiel.

« Se rejoue là le mythe de l’écrivain solitaire : on discute à plusieurs des textes en chantier, mais on le présente en public comme le fruit d’un génie créateur individuel et unique », réfléchit M. Lacroix.

Or, se trouve maintenant en France toute une génération de jeunes éditeurs très branchés sur l’Amérique et le reste de l’Europe, qui viennent défier les mythes littéraires historiques de la France, indique Julien Lefort-Favreau. Comme Le Tripode. Ou Le Nouvel Attila, éditeur là-bas de M. Lambert, d’Hervé Bouchard et de Josée Yvon.

En entrevue, Chloé Savoie-Bernard est plutôt exaspérée par les remous que crée son travail sur le livre de Kevin Lambert. « C’est vraiment réducteur de dire que je n’ai fait qu’une lecture sensible. »

« C’est aussi réducteur de me présenter seulement comme une lectrice sensible », dit la poète, qu’on a vue entrer en force en littérature en 2015 avec Royaume Scotch Tape, à l’Hexagone, maison où elle fait de la direction littéraire depuis près de trois ans.

« De la même manière que je fais de la traduction en poète, je regarde tout le texte pour une lecture sensible. C’est de la direction littéraire », précise celle dont la traduction de Voix/Éclairs/Tonnerres, de Myriam J.A. Chancy, vient de paraître (Remue-ménage).

Comment Mme Savoie-Bernard aborde-t-elle la direction littéraire ? « Je veux mener le texte en avant. Je ne le force jamais. Mon boulot, c’est de faire ressortir le plus possible la voix de l’auteur, pas ma vision à moi de la littérature. »

Elle poursuit : « Avec Kevin, on a discuté beaucoup de la structure. Je lui ai signalé des répétitions, je lui ai dit que j’aimais beaucoup les choeurs, qu’en tant que lectrice, j’en aurais pris davantage. »

Elle a mentionné que le personnage Pierre-Moïse, présenté comme un architecte haïtien, n’en portait que l’étiquette, car il n’avait pas de rapport avec Haïti. « S’il n’en a pas, c’est aussi un rapport qui peut enrichir le récit. Kevin a choisi d’étoffer le personnage de là. Jamais je ne lui ai demandé de rien couper. »

Madame Savoie-Bernard lui a signalé également qu’il ne pouvait pas rougir, comme M. Lambert l’avait d’abord écrit, puisqu’il a la peau noire…

Écrire ensemble, c’est tout

« Kevin et moi, on a une relation littéraire depuis longtemps. On se lit, on se commente, on discute, on a fait des projets ensemble », poursuit celle qui est aussi traductrice.

Les amitiés font-elles partie de sa vision de la littérature ? Oui, dit-elle. « J’écris littéralement avec mes amies », indique celle qui sort dans quelques jours Épines et pierres précieuses (Leméac), écrit à six mains avec Alice Michaud-Lapointe et Valérie Lebrun.

« Je ne vois pas la figure de l’écrivain comme monumentale. J’envisage le travail littéraire dans la discussion et le dialogue. » Et l’écriture comme un acte collectif, pas sacralisé dans l’individualité. Est-ce là une différence culturelle ?
 



Une version précédente de ce texte indiquait que le personnage de l'architecte haïtien se nomme Jean-Christophe, il s'agit bien de Pierre-Moïse.

 

À voir en vidéo