Les Philippines face à une dictature insidieuse

Dans le quartier de Bonifacio Global City (BGC) de Manille, on retrouvait encore une affiche électorale du duo Marcos fils et Sara Duterte, la vice-présidente, un an après leur élection.
Photo: Fabien Deglise Dans le quartier de Bonifacio Global City (BGC) de Manille, on retrouvait encore une affiche électorale du duo Marcos fils et Sara Duterte, la vice-présidente, un an après leur élection.

Il suffit d’entrer dans le Musée de la chaussure du quartier de Marikina, dans l’est de la grande région de Manille, pour saisir, en quelques paires de souliers, le renversement historique majeur qui se produit depuis quelques années aux Philippines.

C’est là que plus d’une centaine de chaussures, achetées durant le temps de la dictature de Ferdinand Marcos par sa femme, Imelda, sont désormais exposées. Dans des meubles vitrés un peu défraîchis, joliment classées par couleur.

Elles sont aussi accompagnées de quelques photos d’époque et d’une série de vêtements mondains portés par le dictateur et son illustre épouse lorsque la famille Marcos a pris le pouvoir pour la première fois. C’était en 1965, 57 ans avant l’entrée officielle en poste, il y a exactement un an le 30 juin, de leur fils, Ferdinand Marcos fils, dit Bongbong, à titre de nouveau président du pays.

« Beaucoup de gens dans le monde viennent visiter ce musée, assure Sally Manuel, responsable de l’endroit rencontrée il y a quelques semaines à Manille. Imelda Marcos était une grande dame qui a fait beaucoup pour l’industrie de la chaussure ici dans les années 1970 et 1980. »

De l’indignation à une nouvelle interprétation, voilà le chemin que semblent avoir pris les 3000 paires de souliers d’Imelda — dont une petite partie est exposée à Marikina —, saisies par l’État en 1986, au lendemain de l’exil du couple et de leurs enfants à Hawaï, dans la foulée de la Révolution jaune. À l’époque, on s’en souvient, leur découverte avait surtout soulevé l’ire du peuple philippin en exposant un faste et une calcéophilie maladive, tranchant avec la pauvreté générale du pays. Il y avait là des souliers de grands designers européens valant plusieurs centaines de dollars et pouvant, en une seule paire, nourrir une famille complète de Philippins pendant plus de 200 jours.

Mais tout ça fait désormais partie d’un passé… oublié, dans un pays où les Marcos et leurs alliés ont réussi l’exploit de réécrire l’histoire pour mieux réhabiliter leur nom. Et ils le font désormais dans un nouveau cadre où leur pouvoir n’a plus besoin d’une armée, d’une police secrète et d’une répression ouverte pour s’imposer. La manipulation par la désinformation leur permettant d’arriver au même résultat, tout en posant le cadre d’une nouvelle forme de dictature, sans doute plus insidieuse que la précédente.

« Les Marcos n’ont plus besoin de tuer des gens pour se faire respecter, laisse tomber Ellen Tordesillas, présidente de Vera Files, média en ligne indépendant critique de Marcos fils et des campagnes de désinformation qui ont accompagné son accession au pouvoir. Ils disposent maintenant d’outils très efficaces et faciles d’utilisation pour manipuler et contrôler l’esprit des gens : les réseaux sociaux. »

Elle ajoute : « Avec les Marcos, les Philippines sont confrontées à la parabole de la grenouille dans l’eau bouillante. C’est ce qui est en train de nous arriver en ce moment. Marcos fils impose un régime, sans doute tout aussi autoritaire que celui de son père, progressivement, avec plus d’élégance, de calme, un mensonge à la fois. Et c’est ce qui fait peur. Parce que les gens ne se rendent compte de rien et, pire, ils semblent même aimer ça. »

Régime de désinformation

Cette réhabilitation des Marcos n’était qu’une question de temps, commente Maria Diosa Labiste, professeure de journalisme à l’Université des Philippines et surtout membre du projet Tsek.ph, qui vise depuis plusieurs années à contrer la désinformation par une vérification minutieuse des faits.

« Si Marcos fils a remporté la présidentielle de 2022, c’est en raison des années Duterte [son prédécesseur], dit-elle, assise dans un café achalandé du quartier universitaire de Quezon City. Cette période a permis la mise en place des conditions gagnantes pour Bongbong en imposant un régime de désinformation, de mensonges, de manipulation des faits, de tromperies et de distorsions historiques dont il a profité en amplifiant encore davantage ces réseaux », et ce, dans une hypocrisie parfois perceptible.

Il y a quelques jours, le nouveau chef de l’État s’est en effet posé en pourfendeur de la désinformation, à l’ouverture de la 14e Conférence internationale des commissaires à l’information (ICIC) à Manille en affirmant que les « fausses nouvelles » n’avaient pas leur place dans une « société moderne » et en lançant une campagne gouvernementale d’éducation aux médias pour contrer la désinformation.

Pourtant, une coalition de vérificateurs de faits, dont Tsek.ph fait partie, a établi qu’en 2022, 92 % des nouvelles émanant du camp de Marcos fils durant sa campagne électorale tenaient de la fausse nouvelle ou de la désinformation, visant principalement à magnifier sa famille, à imposer un nouvel héritage écrit en contradiction avec les faits et à dénigrer les oppositions. Ce groupe d’analystes a aussi estimé que Bongbong était le principal bénéficiaire de cet écosystème médiatique fondé sur la manipulation des faits.

« Il a réussi à faire oublier le bilan désastreux de son père et à transformer la période de sa dictature en années glorieuses dont il faudrait être nostalgique, dit Maria Diosa Labiste. Et ça fonctionne, car l’expérience de l’autoritarisme et de la censure aux Philippines, durant cette période, entretient encore et toujours aujourd’hui un sentiment de peur et de soumission dans la société dont les élites savent profiter. »

« Tout comme Duterte, Marcos fils a fait campagne en utilisant des escadrons de trolls en ligne, de partisans et d’influenceurs qui ont contribué à la normalisation de ses mensonges et de ses propagandes, ajoute-t-elle. Et cela devient plus simple pour les citoyens d’y croire, étant donné le caractère massif et parfois convaincant de cette propagande. »

Faire croire et convaincre

En mai dernier, lors de la visite du fils de l’ex-dictateur à la Maison-Blanche, ces réseaux ont fait la promotion d’une photo du président Joe Biden pleurant d’émotion, selon la légende, au contact du nouveau président des Philippines. Il s’agissait en fait d’un cliché détourné de Biden, capté lors d’une cérémonie à la mémoire de militaires américains, sans aucun lien avec la visite de Bongbong.

« C’est le pouvoir du fantasme et de l’imagination qui règne et qui entretient désormais une étonnante nostalgie de l’autoritarisme, résume le sociologue Jayeel Cornelio depuis son bureau de l’Université Ateneo de Manila. Les Marcos fabriquent des fictions que les gens achètent sans les remettre en question. Les gens finissent par croire que la vie était meilleure avant 1986, à l’époque de la dictature », ou que l’élection de Marcos viendra rehausser le niveau de vie des pauvres, même si la pauvreté reste constante dans ce pays depuis 1986, et ce, malgré les promesses des politiciens d’en venir à bout.

Une manipulation facilitée d’ailleurs par un cadre réglementaire inexistant autour des réseaux sociaux que rien ni personne n’oblige à combattre cette désinformation et sa propagation, « contrairement à ce qui est fait dans d’autres pays », déplore Maria Diosa Labiste. « Aux Philippines, c’est aux vérificateurs de faits que revient la tâche de déboulonner les fausses nouvelles. Et les réseaux sociaux sortent gagnants à tous les niveaux en profitant autant du trafic généré par la propagation du faux que du trafic induit par ceux et celles qui cherchent à les contrer. On est dans une voie sans issue. »

Ce climat n’est guère propice à la résistance et à la promotion de la vérité, déplore Lisa Ito-Tapang, membre de l’organisme Concerned Artists of the Philippines (Artistes préoccupés des Philippines), qui voit le pays reprendre chaque jour un peu plus le chemin de l’autoritarisme et de la dictature, dans une indifférence presque générale. « Avec ces nouveaux outils de communication, il n’y a plus besoin de faire adopter des lois martiales ou de nommer la dictature. Les mécanismes pour le contrôle des corps et des esprits sont devenus plus pernicieux. Aujourd’hui, ce sont les citoyens eux-mêmes qui s’enferment dans leur cage, et ce, sans se rendre compte de ce qu’ils font. C’est le problème et c’est ce qui complique aussi les choses pour les oppositions. »

« La démocratie a déjà changé ici, ajoute Jayeel Cornelio. Nous ne sommes désormais plus dans une démocratie libérale où les principes de responsabilité, de droit, de liberté sont respectés. Pour plusieurs Philippins, manipulés par les élites, certains droits sont désormais jetables ou négligeables. » Et le droit à la vérité, pour prendre des décisions collectives éclairées par les faits, en fait entre autres partie.

Dans le quartier de Marikina, Sally Manuel, assise à l’entrée du Musée de la chaussure, se tient loin de ce genre de débats, préférant à la place partager des anecdotes confirmant la valeur de son établissement où, en ce matin de mai, les visiteurs se font plutôt rares. « Le week-end, il y a plus de monde, assure-t-elle. Cette semaine, une touriste de la Thaïlande est passée. Elle était au bord des larmes en voyant les chaussures d’Imelda et elle m’a dit que c’était un rêve d’enfance d’être là. »

Cette information n’a malheureusement pas pu être vérifiée.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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