Le défi du livre accessible

Avec la population vieillissante, des observateurs croient que le virage vers le livre accessible peut-être garant de l’avenir de l’industrie du livre québécois.
iStock Avec la population vieillissante, des observateurs croient que le virage vers le livre accessible peut-être garant de l’avenir de l’industrie du livre québécois.

Certains éditeurs québécois sont à la course : pour vendre en France leurs nouveautés en format numérique, elles devront, à partir du 28 juin 2025, être disponibles aussi en livre accessible. Non, le livre accessible n’est pas celui qu’on emprunte gratuitement à la bibliothèque. C’est un livre numérique, avec des outils pour surmonter des difficultés de lecture. Le lecteur peut grossir et changer les caractères, par exemple, ou entendre grâce à la synthèse vocale plutôt que de lire.

L’idée est inclusive et vertueuse. Avec la population vieillissante, des observateurs croient que ce virage peut-être garant de l’avenir de l’industrie du livre québécois. Pourtant, passer au livre numérique accessible, pour le milieu de l’édition, n’est pas si simple.

« Faire du livre accessible ne nous est juste pas accessible actuellement », résume en boutade Anne Migner-Laurin, éditrice aux Éditions du remue-ménage. « Si en livres papier, nos ventes en France comptent pour un important 20 % à 30 % de notre chiffre d’affaires global, nos livres numériques, sur tous les territoires, représentent 5 % de nos ventes. »

« Et la France, c’est 3 % de ce 5 %, continue l’éditrice. Le niveau de complexité pour faire du livre numérique accessible est élevé. Pour nous, ça ne vaut pas la peine. On va juste retirer notre catalogue numérique de la France en 2025. »

Aux éditions Fonfon, la directrice générale Véronique Fontaine va de son côté de tout coeur vers « la cause » du livre accessible. « J’y crois », dit l’éditrice, tout en soufflant qu’elle peut aussi se permettre ces essais, car sa production, à quatre ou cinq nouveautés par année, est légère.

Au Québec, « en mai 2023, sur plus de 35 000 fichiers EPUB québécois sondés, environ 6 % du catalogue numérique présente des fonctionnalités d’accessibilité avancées », selon De Marque, un distributeur de livres numériques et audio et producteur de livres numériques accessibles. C’est encore peu.

Choisir sa mise en page

 

Le livre accessible peut être présenté comme « un livre universel », comme le fait Mélissa Haquenne, responsable des connaissances chez De Marque. Ce document de format EPUB 3 permet au lecteur de personnaliser la mise en page, selon ses besoins ; et il peut « être lu avec différents outils. Par exemple, la synthèse vocale », décrit Mme Haquenne.

« On peut changer la teinte du fond, la taille de la police d’écriture, la police elle-même — ce qui est vraiment utile aux personnes dyslexiques. On peut tout changer dans un contenu qui est “reformatable” […] Ça va simplifier la vie surtout aux personnes non voyantes, malvoyantes, ou à celles atteintes de “troubles dys” [dyslexie, dysorthographie…] », spécifie madame Haquenne.

Raconter les images

 

Pour les éditeurs qui veulent tâter du livre numérique accessible, les défis varient beaucoup. « Si on parle d’un roman, sans images, ce n’est pas très difficile. Cela demande peut-être 10 à 15 % de temps de plus », se risque à évaluer, à la demande du Devoir, Mélissa Haquenne. « Dès qu’on parle de contenu illustré ou universitaire, c’est autre chose. Je n’aime pas arrêter une évaluation tant ça dépend des livres, mais je dirais que ça peut être 30 à 35 % de temps supplémentaire. »

Si on parle d’un roman, sans images, ce n’est pas très difficile. Cela demande peut-être 10 à 15 % de temps de plus. Dès qu’on parle de contenu illustré ou universitaire, c’est autre chose. Je n’aime pas arrêter une évaluation tant ça dépend des livres, mais je dirais que ça peut être 30 à 35 % de temps supplémentaire.

Les difficultés principales ? Faire une table des matières, complète et navigable. Deuxième gros défi : s’il y a des illustrations, proposer une description, un « texte alternatif » comme option pour les malvoyants.

Une image vaut mille mots. C’est pourquoi mettre une image en mots est complexe. « Il y a 1000 écoles sur la manière de faire une description d’image », rappelle Véronique Fontaine, directrice générale de Fonfon.

« Nous, on cherche encore », admet-elle. « On a demandé à certains de nos auteurs d’écrire ces textes alternatifs, mais est-ce que c’est à eux ou à l’illustrateur de le faire ? Et avec quels sous ? »

Véronique Fontaine ajoute : « Là on est découragés, on veut faire la bande dessinée Jaja la nuit, de Valérie Boivin, pour essayer, en livre accessible. On voit bien que ça va être infini, faire la description des illustrations… »

Ces textes alternatifs, paradoxalement, font que les livres les plus « inac­cessibles », plus durs à convertir, sont les livres illustrés, les bandes dessinées et les livres de recettes.

Un livre est un livre  

« Faire du livre accessible pose plein de questions », poursuit Véronique Fontaine. « Nous, on se heurte beaucoup aux enjeux artistiques. »

« En papier, je ne positionne pas le texte toujours au même endroit ; la page est pensée comme une composition. Parfois, on va choisir une typo à la main, c’est plus beau. Si je veux ensuite en faire un livre accessible, ça m’oblige à faire le sacrifice de ces éléments-là, qui font partie de ce qui définit mes livres », explique Mme Fontaine.

Qu’est-ce qui fait un livre ? Seulement son texte ? Aussi son visuel, sa mise en page, la composition artistique ? Le toucher du papier ? L’accessibilité doit-elle être forcément dématérialisée ? Si on mise sur l’EPUB 3 comme seul livre accessible, est-ce qu’on ne prive pas des malvoyants de la lecture en braille, qui conserve une matérialité ? Véronique Fontaine vibre à ces questions.

« Comme éditeur, on se retrouve à faire des compromis de tous côtés ; ça fait mal au coeur ; on rend le livre accessible, mais pas complètement. Je ne sais pas encore comment faire un livre accessible dans le respect des valeurs de ma maison et du travail de mes artistes. »

Comme éditeur, on se retrouve à faire des compromis de tous côtés ; ça fait mal au coeur ; on rend le livre accessible, mais pas complètement. Je ne sais pas encore comment faire un livre accessible dans le respect des valeurs de ma maison et du travail de mes artistes.

Démocratiser les savoirs

« Il ne faut pas oublier la dimension sociale, rappelle Mélissa Haquenne. Quand un éditeur choisit de ne pas faire de livre accessible, il coupe son contenu à plein de gens. Il y a une dimension d’accès aux savoirs qui est essentielle. »

Certes. Mais passer d’une production d’exception, faite sur demande en trois mois par le Service québécois du livre adapté, pour viser tout d’un coup l’idéal d’une rentrée littéraire 100 % accessible, comme le désire la France, est une très haute marche.

La charge qu’on impose aux éditeurs dans ce rattrapage est lourde, même quand le financement du Fonds du livre du ministère du Patrimoine canadien est au rendez-vous. L’Association nationale des éditeurs de livres a pu, grâce à ces enveloppes, financer à 50 % des conversions en livres accessibles des éditeurs intéressés.

Plusieurs des intervenants interrogés par Le Devoir s’attendent à ce que le Canada adopte aussi une loi sur le livre accessible, dans la lignée des politiques sur l’équité, la diversité et l’inclusion du gouvernement Trudeau.

Est-ce viable, quand on sait que les coûts de production d’un livre au format accessible sont plus importants que le potentiel de ventes, d’autant que le secteur est complètement articulé autour d’un système d’emprunt, et pas d’achat ?

Lecteurs empêchés, lecteurs à venir

Les éditions Fonfon comptent combien de lecteurs de leurs livres accessibles ? « Je ne sais pas », répond Véronique Fontaine. « Je ne sais même pas si les rares livres accessibles que je vends servent comme de simples livres numériques, ou pour leurs outils de lecture. »

La directrice poursuit : « J’ai l’impression que ce qui fait que ça ne marche pas aujourd’hui, c’est que personne ne sait que ces options-là sont sur le livre. Quand on va être capable de promouvoir les capacités de ces fichiers-là, que le message va se rendre, je suis convaincue que ça va étendre l’utilisation. Que ça peut vraiment aider des profs. »

« Il y a certainement des oeuvres qui vont avoir été adaptées en accessible qui ne serviront pas du tout », réfléchit Véronique Fontaine. « Si nos productions numériques viennent soutenir nos livres papier et aider des lecteurs à lire plus, et mieux, j’y crois. Tout le monde aussi nous met la pression et nous dit qu’on doit le faire. Mais ce n’est pas demain que ça va marcher », estime-t-elle. « Peut-être dans dix ans. »

Le livre accessible, le livre papier et la guitare électrique

« Ça ne fonctionne pas, comme terme, “livre accessible” », tranche Benoît Melançon. « Ça vient fausser la perception qu’on a du livre papier », estime le professeur à l’Université de Montréal.

« Si on disait “livre numérique accessible”, ça irait. » Il poursuit : « Depuis que le livre numérique existe, il y a toutes sortes d’allers-retours sur ses appellations », rappelle le spécialiste, qui a fait quelques entrées sur la question dans son blogue L’Oreille tendue.

« Ça a commencé par s’appeler le ebook, qui a imposé le rétronyme paperbook pour le livre — exactement comme lorsque la guitare électrique a “inventé” la guitare sèche. Ensuite, on a parlé de “livre homothétique”, ce livre numérique qui voulait ressembler au livre papier, qui n’allait pas dépayser le lecteur. Ça n’a pas pris. On a essayé “livrel”. Aujourd’hui, c’est “livre numérique”. »

« Le terme “livre accessible” laisse supposer qu’il manque quelque chose au livre papier, ce qui n’est pas le cas. J’en écris des livres, moi, imprimés sur du papier : vous les achetez en librairie, vous les empruntez en bibliothèque. Ils sont accessibles. D’autant plus que vous n’avez pas besoin d’une machine ou d’une technologie pour les lire. »



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