Le parcours du combattant

Depuis hier, le Che de Steven Soderbergh, film-fleuve consacré au célèbre révolutionnaire, est à l'affiche au Québec, où on peut l'apprécier dans sa version de 251 minutes plutôt que divisé en deux films distincts. Joint sur la côte Ouest américaine, le réalisateur, oscarisé en 2001 pour son film Traffic, a présenté avec éloquence sa dernière oeuvre au Devoir.

Steven Soderbergh surgit généralement là où on ne l'attend pas. Au très rentable Ocean's Eleven ont succédé l'expérimental Full Frontal et le méditatif Solaris; Ocean's Twelve a financé l'intrigant Bubble et l'exercice de style The Good German. Difficile de faire plus éclectique. Après Ocean's Thirteen, on était en droit de s'attendre à l'inattendu. Arrive Che, biographie rêche qui pousse le souci d'authenticité jusqu'à l'emploi de l'espagnol comme langue de tournage, celle du sujet. Ainsi, point d'acteurs jouant des Cubains parlant entre eux en anglais avec accent espagnol. «J'essaie de faire un film comme j'aimerais le voir en tant que spectateur», de dire le cinéaste. Allergiques aux sous-titres s'abstenir.

C'est Benicio Del Toro qui, pendant le tournage de Traffic, dont il était l'une des vedettes (rôle qui lui a valu l'Oscar du meilleur acteur dans un rôle de soutien), a fait part à Soderbergh de son rêve d'incarner Ernesto «Che» Guevara (rôle qui lui valut l'an dernier un autre prix: celui d'interprétation à Cannes!). Aucun scénario n'existait alors, aucune approche particulière n'était privilégiée. Réaliser le film relevait de l'impulsion; il fallut huit ans de travail pour qu'il voie enfin le jour.

«Nous nous sommes initialement passionnés pour l'épisode bolivien et l'équipée fatale du Che là-bas parce qu'il s'agissait de la partie que nous connaissions le moins. Nous avons travaillé cet aspect, quelques années en fait, interviewant les trois survivants de cette campagne. Puis à un certain moment, il nous est apparu qu'il était essentiel de le voir se battre à Cuba pour être en mesure de bien comprendre pourquoi il croyait pouvoir gagner en Bolivie. Car au moment où tout s'effondre en Bolivie, on se demande pourquoi il ne s'en va pas, pourquoi il persiste.

«Nous nous sommes rendus à Cuba à cinq reprises et, sur place, Benicio écumait les librairies d'occasion. Or il se trouve que pratiquement chaque individu qui a participé de près ou de loin à la révolution a écrit un livre sur le sujet.»

C'est dans l'un de ces ouvrages que Soderbergh a découvert l'épisode new-yorkais qui ponctue la première partie du film. Tourné dans un noir et blanc évoquant l'idée du reportage d'époque, le segment fragmenté se pose en contrepoint avec la vie de cambrousse, frugale au possible, en plus d'illustrer la fascination que le Che exerçait déjà sur les foules et les médias.

Un artiste intègre

Or voilà, la source ne se tarissait pas. «L'information affluait sans cesse et, conséquemment, le projet gagnait en densité, en envergure, explique le cinéaste. D'une mouture à l'autre, le scénario prenait de plus en plus d'ampleur, à tel point que j'ai commencé à m'inquiéter de la cohésion de l'ensemble. Mais comme tout ce que nous avions rassemblé était pertinent et que je n'arrivais pas à me décider, l'option du diptyque s'est tout à coup imposée puisque favorisant cette approche narrative épique — à ce stade une de mes rares certitudes — qui convenait au sujet.»

Cette idée de servir le sujet est une clé dans la démarche de Soderbergh, qui a déjà affirmé ne pas s'intéresser à la question du film commercial versus le film d'auteur. Pour lui, c'est le sujet qui commande l'approche et certains ont une plus grande force d'attraction, tout simplement. Che constitue un cas intéressant puisque nous avons là une figure historique mythique encore très aimée et dont l'image est solidement ancrée dans la culture populaire.

Avec semblable sujet, il eût été facile d'opter pour le traitement hollywoodien classique qui, s'il ne constitue pas une garantie de succès, comporte assurément moins de risques. Pour Soderbergh, qui n'a pourtant aucun problème à oeuvrer occasionnellement dans le giron des grands studios, la question ne se posait pas. «J'essayais simplement de répondre à ce que je lisais, à ce qu'on me disait — ce que les personnes qui l'ont connu m'en disaient. Dès lors, la route à suivre se traçait d'elle-même puisque résultant de ce vaste enchevêtrement d'informations privilégiées, de données historiques et de témoignages.»

Ce respect du sujet va très loin. «Le film est mon impression de ce que ça devait être d'être près de lui. Dans cette optique, il m'apparaissait inapproprié de fabriquer du drame en ayant recours à la grammaire cinématographique traditionnelle. L'isoler dans un gros plan, par exemple, aurait selon moi été à l'encontre de ses valeurs, d'où le recours marqué aux plans moyens et larges. Il faut attendre d'être dans la salle de classe [de l'école du petit village bolivien où le Che sera finalement tué] pour finalement s'approcher.»

Autre choix visuel affirmé: le naturalisme de la photo. Dans la jungle de l'Amérique latine, d'autres cinéastes auraient volontiers opté pour une gamme chatoyante de verts croquants et des images baignées de soleil. Soderbergh, qui assure lui-même la direction photo de ses films sous différents pseudonymes, maîtrise très bien ce type d'éclairage, comme en témoignent Out of Sight et Erin Brokovich. Mais nenni: joli, mais pas compatible avec le sujet et son combat.

Steven Soderbergh ne rechigne pas à déstabiliser le spectateur ou à le dérouter. «Je n'ai certainement pas été aussi aventureux que Todd Haynes dans I'm Not There [qui porte sur la vie de Bob Dylan], mais je ne voulais pas non plus donner l'impression d'un truc à numéros, d'un produit formaté. J'ai plutôt tenté de faire en sorte que la forme épouse le sujet, en reflète la personnalité.»

C'est tout à son honneur. Et ça fonctionne à merveille.

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Collaborateur du Devoir

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