Le défi de la syndicalisation des cadres

Pierre Vallée
Collaboration spéciale
Selon Mélanie Laroche, « le modèle traditionnel de l’action syndicale, basé sur le concept du travailleur moyen, convient mal aux fonctions d’un cadre. Les syndicats devront s’adapter. »
Photo: Getty Images Selon Mélanie Laroche, « le modèle traditionnel de l’action syndicale, basé sur le concept du travailleur moyen, convient mal aux fonctions d’un cadre. Les syndicats devront s’adapter. »

Ce texte fait partie du cahier spécial Syndicalisme

Les cadres québécois de premier niveau, qu’ils travaillent dans le secteur public (cadres intermédiaires) ou dans le secteur privé (contremaîtres), ont maintenant droit à la syndicalisation à la suite d’un jugement de la Cour d’appel du Québec. C’est l’aboutissement d’un long processus juridique entrepris il y a plus de 10 ans par les cadres de la Société des casinos du Québec.

« C’est le Code du travail du Québec qui interdit la syndicalisation des cadres, explique Jean-Claude Bernatchez, professeur en relations industrielles à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il faut comprendre que le Code du travail du Québec est fondé sur l’idée que les relations de travail en sont une d’opposition, c’est-à-dire que les intérêts et les valeurs des travailleurs sont en conflit avec ceux du patronat. Avec une telle vision, les cadres sont considérés comme plus près du patronat que des travailleurs. »

Cette conception des relations de travail est propre à l’Amérique du Nord et découle d’une loi américaine promulguée sous la présidence de Roosevelt et qui a ensuite servi de modèle pour l’élaboration des codes du travail propres aux diverses juridictions. La récente syndicalisation des cadres est donc unique au Québec. Mais ce n’est pas la première fois que le Québec se montre précurseur en la matière.

« C’est la grève des réalisateurs de Radio-Canada à la fin des années 1950 qui a forcé le gouvernement canadien à modifier son Code du travail pour permettre la syndicalisation des cadres, explique M. Bernatchez. De plus, le Code du travail du Canada ne fait pas la distinction entre cadres intermédiaires et supérieurs. »

Un nouveau défi

La syndicalisation des cadres pose un nouveau défi à l’action syndicale québécoise. « On ne peut pas syndicaliser des cadres de la même façon que l’on syndicalise, par exemple, des employés d’entrepôt, avance Mélanie Laroche, professeure en relations industrielles à l’Université de Montréal. Le modèle traditionnel de l’action syndicale, basé sur le concept du travailleur moyen, convient mal aux fonctions d’un cadre. Les syndicats devront s’adapter. »

C’est un défi qui s’ajoute à ceux auxquels fait déjà face l’action syndicale québécoise. Depuis une douzaine d’années, selon Mme Laroche, on assiste à une détérioration des relations de travail au Québec. Cela se traduit notamment par un léger fléchissement dans le taux de syndicalisation et par des conflits de travail qui durent plus longtemps.

« La durée des conflits de travail s’étire parce que les dossiers à la table de négociation sont devenus plus complexes, souligne-t-elle. Il est aujourd’hui question de diversité et d’inclusion, par exemple. Même la crise climatique s’invite à la table. »

Quant au taux de syndicalisation, il s’explique essentiellement par des changements dans la composition du marché du travail. « Le marché du travail s’est beaucoup professionnalisé, poursuit Mélanie Laroche, et ces emplois sont plus difficiles à syndiquer. Et c’est sans compter le nombre croissant de travailleurs atypiques. Les syndicats devront développer une nouvelle approche s’ils veulent pénétrer ces nouveaux secteurs du marché de l’emploi. »

Une lutte qui se poursuit

Ce jugement de la Cour d’appel du Québec obligera dans un premier temps le gouvernement québécois à modifier son Code du travail. « À tout le moins, il faudra changer le Code du travail du Québec afin qu’il se rapproche de celui du Canada », croit Jean-Claude Bernatchez.

Mais la question qui est sur toutes les lèvres, c’est si les cadres voudront se syndicaliser. « Présentement, les cadres ont leurs propres associations, et ces dernières ont un pouvoir de négociation quant aux conditions de travail sans pour autant avoir la possibilité de signer une convention. Est-ce que les cadres voudront transformer leurs associations en syndicats ? »

Sans compter que la lutte pour la syndicalisation des cadres n’est pas terminée. En effet, la Société des casinos du Québec a porté sa cause devant la Cour suprême du Canada et cette dernière l’entendra en 2024. Quelle sera alors sa décision ? « Si l’on se fie aux derniers jugements favorables de la Cour suprême portant sur des enjeux liés à la syndicalisation, que la Cour associe au droit d’association prévu dans les deux chartes des droits de la personne, elle ne devrait pas invalider la décision de la Cour d’appel, pense Jean-Claude Bernatchez, mais plutôt l’appliquer dans l’ensemble du Canada. Et fera-t-elle la distinction entre cadres intermédiaires et supérieurs ? J’en doute. De toute façon, si elle donne son aval à la syndicalisation des cadres, cela bouleversera les relations de travail telles qu’on les connaît au Canada. »

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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