L’espace, figure-clé du cinéma

Pierre Corriveau est architecte et président de l'Ordre des architectes du Québec.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Pierre Corriveau est architecte et président de l'Ordre des architectes du Québec.

Les cinéastes comme les architectes posent un regard singulier sur leur environnement. Celles et ceux qui ont la tâche de tracer les plans de nos maisons ou de nos lieux de rassemblement se laissent-ils influencer par le cinéma ? Est-ce que les films représentent pour eux une source d’inspiration ? Dans la série « La leçon d’architecture », Le Devoir va à la rencontre d’architectes pour parler de leur métier, mais à travers le filtre du septième art.

Diplômé en architecture de l’Université Laval au début des années 1980, Pierre Corriveau a d’abord travaillé pour la firme Tétreault, Parent, Languedoc et associés, connue pour des réalisations comme le Musée canadien de l’histoire à Gatineau (nommé Musée canadien des civilisations à son ouverture en 1989) et la transformation du Vélodrome olympique en Biodôme il y a plus de 30 ans. En 1995, il fonde son propre bureau d’architectes, Archi-, firme dont le mot d’ordre est « un minimum de moyens pour un maximum d’effets ». Cette vision s’incarne dans des projets comme la modernisation de l’hôpital de Verdun et de la bibliothèque de l’École de technologie supérieure. Dans une lettre ouverte publiée le 5 juillet dernier dans Le Devoir à titre de président de l’Ordre des architectes du Québec, Pierre Corriveau plaide pour une plus grande « sensibilité collective à l’égard de l’environnement bâti ».

Quelle place occupe le cinéma dans votre vie ? Êtes-vous un amateur ou un cinéphile vorace ? 

Vous avez utilisé le bon mot, « amateur » ! Contrairement à l’architecture, et même si j’aime beaucoup le cinéma, je suis vraiment un amateur quand vient le temps d’en parler.

Avez-vous du mal à mettre de côté votre regard d’architecte au moment de visionner un film ? 

Une des choses que j’aime du cinéma et des séries télévisées, c’est la possibilité de découvrir des lieux, ou lorsque l’espace devient un personnage. C’est pour cette raison que le cinéma québécois m’attire, parce que l’on s’y sent chez soi. Les spectateurs voient des lieux qu’ils ont toujours vus et, tout à coup, ils les envisagent du point de vue du réalisateur. J’aime beaucoup dessiner, je le fais souvent à l’extérieur et dans d’autres pays : lorsque je m’installe pour dessiner une place publique, les gens qui étaient devant moi finissent tous par s’installer derrière, poussés par la curiosité. Ils se disent que mon point de vue est valable, que l’endroit est assez beau pour qu’on le dessine. Le cinéma produit le même effet.

Quels films vous ont impressionné sur le plan architectural ?

Le premier qui me vient à l’esprit est Inception [2010], de Christopher Nolan. La manière dont le cinéaste manipule les décors est fantastique, par exemple lorsque la ville de Paris se replie sur elle-même et fonce sur nous. Les points de vue sont multiples, un peu à la façon du cubisme, comme sur un tableau où plusieurs regards sont posés sur la même personne.

J’aime aussi l’imagination débordante de Wes Anderson, comme dans The Grand Budapest Hotel [2014], qui nous présente un monde totalement déconstruit sur le plan architectural, rempli de couleurs saturées, affichant un côté carton-pâte. Le cinéaste ne s’en excuse même pas ! J’adore Les demoiselles de Rochefort [1967], de Jacques Demy, pour les mêmes raisons.

Il arrive parfois que l’espace fasse partie intégrante de l’intrigue. Je l’ai constaté récemment devant la série Fragments [réalisée par Claude Desrosiers et écrite par Serge Boucher], avec ces deux jeunes personnages habitant l’un en face de l’autre dans un immeuble de l’avenue de l’Esplanade, face au parc Jeanne-Mance. Si leur porte d’entrée avait donné directement sur la rue, ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés ! Voilà un bel exemple de bâtiment créé pour favoriser des liens.

Ça peut aussi susciter le voyeurisme, comme dans Rear Window (1954), d’Alfred Hitchcock ! 

La fenêtre de l’appartement qu’espionne le photographe à la jambe cassée a été conçue comme s’il s’agissait d’un écran de cinéma : le personnage incarné par James Stewart semble visionner un film, et le spectateur avec lui. Il y a aussi un beau contraste entre un bâtiment plutôt moderne, justement avec sa grande fenêtre, et tous les autres un peu vieillots.

Si l’une de vos réalisations, ou celle d’une autre firme québécoise, pouvait se retrouver dans un film, quel serait votre ou votre choix ? 

Je suis particulièrement fier de la rénovation en 2012 de la salle de l’Assemblée de l’Université de Montréal, un tout petit espace situé dans le pavillon Roger-Gaudry, conçu par Ernest Cormier [et inauguré en 1943]. Le recteur de l’époque, Guy Breton, nous a demandé de revamper ce lieu, qui avait été transformé dans les années 1970 de façon radicale. Autrefois, cet endroit imposait l’affrontement ; Guy Breton souhaitait qu’il respire la transparence et la conciliation, car on y accueille non seulement le conseil d’administration de l’Université, mais tous les autres groupes et corps de métier de cet établissement. Il fallait garder les gradins en béton, mais nous en avons fait une salle hémisphérique où tout le monde se voit, où tous les regards peuvent se croiser, avec une acoustique phénoménale. [Des scènes du téléfilm américain Gothica (2013), d’Anand Tucker, y ont été tournées.]

Mon autre choix, on le voit déjà beaucoup à la télévision et au cinéma, et avec raison, c’est l’édifice Jacques-Parizeau de la Caisse de dépôt et placement du Québec, à Montréal. Au moment de sa construction, plusieurs affirmaient, à tort, que les architectes « s’étaient payé un trip ». On ne cessait de parler des dépassements de coûts. Mais tous ceux qui étaient impliqués dans ce projet [Consortium Gauthier Daoust Lestage/Faucher Aubertin Brodeur Gauthier/Lemay et associés] voulaient en faire une grande réussite. Ils n’ont pas ménagéleurs efforts. Résultat : l’édifice n’a pas bougé d’un poil depuis son inauguration [en 2003] et on n’aura pas besoin de le refaire dans 40 ans. La qualité coûte plus cher au départ, mais après, en matière d’entretien et de fonctionnalité, c’est beaucoup moins.

Auriez-vous un reproche architectural à formuler aux cinéastes ? 

On voit toujours des maisons de gosses de riches, souvent pour une seule raison : les cinéastes veulent de l’espace ! Les maisons où tout le monde vit, on ne les utilise pas assez au cinéma. C’est ce qui me déçoit de l’alliance cinéma-architecture, ce manque d’intérêt pour l’architecture domestique, ces petits lieux de grande qualité. Ma maison, située dans le quartier Mile End, d’une largeur de 20 pieds [environ 6 mètres], je l’ai transformée par mes propres moyens, sans un énorme budget, et les gens la trouvent magnifique. À une époque, on me sollicitait pour y tourner des pubs ou des séries. Mais dès que le cinéaste arrivait, il disait toujours la même chose : pas assez de recul pour la caméra !

Bien sûr, on peut reproduire ce type d’intérieurs en studio, et j’imagine que dans plusieurs cas il est presque impossible de faire autrement. Peut-être s’agit-il d’une déformation professionnelle, mais les décors de studio, je les sens tout de suite !

À titre d’architecte, quels films aimeriez-vous recommander aux cinéphiles pour faire connaître votre métier ? 

Je dirais tout simplement aux gens de fréquenter le Festival international du film sur l’art de Montréal (FIFA). C’est pour moi un véritable rendez-vous, et pas que professionnel. Bien sûr, lorsque je vois des films consacrés à l’architecture, je croise beaucoup de collègues de la communauté architecturale, qui n’est pas si grande, car l’ordre compte environ 4600 membres. Celle des ingénieurs, 70 000 !

Le FIFA programme maintenant des films durant toute l’année. Ce festival mérite d’être soutenu, encouragé. On y découvre beaucoup de documentaires, sur tous les sujets, parfois aux allures de romans, qui nous présentent une multitude de vies… et de lieux.

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