Le coup d’État au Niger, la faute aux Russes?

Nous sommes en juin 1990. Nelson Mandela, désormais libéré après 27 ans de prison en Afrique du Sud, est de passage aux États-Unis. En entrevue, l’icône de la résistance à l’apartheid se fait questionner sur ses relations avec certains adversaires politiques des Américains tels que Fidel Castro, Yasser Arafat et Mouammar Kadhafi.

Sa réponse est devenue célèbre : « L’une des erreurs que font certains analystes politiques est de croire que leurs ennemis devraient être nos ennemis. » Il continue : « Notre attitude à l’égard d’un pays est déterminée par l’attitude de ce pays à l’égard de notre lutte. » Puisqu’Arafat, Kadhafi et Castro appuyaient politiquement et matériellement la lutte contre l’apartheid, Mandela ne voyait aucune raison de ne pas entretenir de bonnes relations avec eux.

Il est après tout normal, pour n’importe quel homme d’État, de faire passer ses intérêts nationaux avant les intérêts nationaux d’une puissance étrangère. Mais dans les années 1960, au lendemain des indépendances africaines, dans les années 1990, avec Mandela, comme maintenant, sur fond de guerre en Ukraine, le refus de certains dirigeants africains de « s’aligner » en bloc contre les ennemis de l’Occident continue de faire scandale.

C’est qu’on voit la politique africaine en termes manichéens. D’un côté (celui de la France ou des États-Unis), il y a la démocratie, le « développement », la stabilité, la coopération, et de l’autre (celui de la Russie ou de la Chine), il y a la radicalisation, le terrorisme, les assassinats et la dictature.

Le problème ici, bien sûr, c’est le déni de la violence politique de son propre camp. On présente les choix géopolitiques des populations africaines comme une bataille entre le bien et le mal, alors que le plus souvent, on ne peut que choisir ce qui appert, selon les circonstances et sa perspective, comme le moindre mal.

Depuis deux ans, la Guinée, le Mali, ensuite le Burkina Faso, et maintenant le Niger, ont été l’objet de coups d’État militaires. Dans plusieurs pays de la région, la présence militaire française (continue depuis la colonisation) s’est intensifiée dans les dernières années, pendant que des groupes armés djihadistes s’en prennent aux populations des régions frontalières. Des années plus tard, les djihadistes sont toujours là… et les soldats français aussi. L’absence de progrès peut certainement devenir un irritant.

La Russie se fait aussi de plus en plus influente dans la région depuis quelques années par l’entremise du groupe Wagner, une milice privée qui a mené des interventions armées contre les djihadistes notamment au Mali et au Burkina Faso — ce qui est venu complexifier la lutte, selon plusieurs analystes. Les initiatives de propagande prorusse sur les médias sociaux de la région sont aussi bien documentées.

Des manifestations éclatent dans les rues des capitales du Sahel, une à une, et déstabilisent les dirigeants en place. Encore la semaine dernière, à Niamey, comme avant à Bamako et à Ouagadougou, les slogans antifrançais et prorusses abondaient. On comprend aisément le rôle de la Russie dans le développement de sensibilités « prorusses » chez les manifestants. Mais d’après les chaînes d’information françaises, la France elle-même n’aurait aucune responsabilité dans le sentiment antifrançais populaire.

Et pourtant. Depuis les indépendances officielles de ses anciennes colonies en Afrique de l’Ouest, la France régit encore la monnaie et donc une bonne partie des politiques économiques de ces nouveaux pays, s’assure que les ressources naturelles locales continuent à bénéficier à son enrichissement plus qu’à celui des populations, maintient son occupation militaire, et a soutenu les dictateurs qui lui étaient favorables tout en utilisant ses services secrets pour déstabiliser les régimes trop « révolutionnaires » à son goût. Et maintenant, devant le coup d’État au Niger, la France se découvre un attachement à la démocratie en Afrique…

Il est presque comique, dans le contexte, d’écouter ses figures politiques s’étonner qu’il puisse exister une frustration contre le néocolonialisme français dans la région.

Avec le temps, on verra, parmi ces nouveaux dirigeants africains, qui était motivé par un opportunisme crasse et sombrera dans la violence paranoïaque envers ses adversaires, et qui avait un véritable projet politique à proposer. On verra qui sera en mesure de réaliser ou non ces projets en fonction des autres factions d’opportunistes crasses, ou encore d’une contre-offensive profrançaise, qu’elle soit militaire ou diplomatique, qu’elle vienne de la France même ou de ses alliés les plus indéfectibles dans la région (la Côte d’Ivoire au premier chef).

Au Mali, on a déjà adopté une nouvelle constitution qui donne à 13 langues nationales le statut de langue officielle, reléguant le français au rang de langue de travail — pour le moment. Au Burkina Faso, le leader putschiste Ibrahim Traoré, âgé de 34 ans, dit s’inspirer directement de l’héritage politique de Thomas Sankara en renonçant à son propre salaire présidentiel et en coupant celui de ses ministres. Dans les deux pays, on parle explicitement de panafricanisme, et on évoque la possibilité d’une fédération régionale autour du fleuve Niger (dont la géographie ne serait pas sans rappeler l’empire songhaï). Et, bien sûr, on cherche des alliés puissants dans le bras de fer qui s’engage avec la France, dont la Russie, et même l’Iran.

Il est trop tôt pour savoir quel sera l’effet concret de ces changements de régime sur les conditions de vie des populations. Dans les prochaines semaines, on continuera certainement à nous parler de démocratie, de stabilité, de développement, de violence et, certainement, des ambitions russes. Il y aura là plusieurs clés de compréhension importantes qu’il ne faudra pas perdre de vue.

Mais dans tout ce brouhaha, il y a quand même un petit détail qui finit toujours par passer à la trappe, que Mandela avait tenté de nous rappeler : les Africains ont la capacité de réfléchir politiquement par eux-mêmes.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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