L’attente d’une enquête publique sur l’ingérence électorale a assez duré

La classe politique a toujours eu le don de réinterpréter le champ sémantique de son lexique temporel. Une nouvelle prévue « dans les prochains jours » peut attendre des semaines, et une autre espérée « bientôt » n’arrive souvent que des mois plus tard. Mais que l’annonce « imminente » d’une enquête publique sur l’ingérence étrangère, promise à la fin juin, se fasse encore attendre presque deux mois plus tard frôle le ridicule.

Soit, le gouvernement se bute aux refus successifs de juges qui n’ont aucune envie de se plonger dans cet épineux dossier devenu éminemment politique. Ces magistrats, à la retraite ou toujours en fonction, estiment avoir mieux à faire que de se retrouver au coeur d’un tel tourbillon, est venu révéler le National Post. On ne peut les blâmer. L’obstacle persistant est toutefois aussi éloquent qu’il était prévisible.

En retardant l’inévitable et en se bornant à refuser la tenue d’une enquête publique jusqu’à ce qu’il soit forcé de s’y résigner, le gouvernement de Justin Trudeau a laissé la question de l’ingérence électorale s’envenimer au point de devenir explosive. L’opposition n’a guère fait mieux, accusant l’ancien rapporteur spécial David Johnston de tous les maux alors qu’il y avait amplement matière à s’en tenir à des reproches légitimes de conflits d’intérêts. Elle aurait pu ne pas s’abaisser à ternir toute sa réputation, voire, de la part des conservateurs, toute sa carrière. Qui donc aurait encore un quelconque intérêt à s’exposer à un sort aussi peu enviable ?

L’attente s’explique évidemment aussi par la complexité de la mise sur pied d’une telle enquête. Au-delà du choix d’un commissaire, il a fallu convenir de l’échéancier, du cadre de référence, de ce qui pourra ou non demeurer confidentiel ainsi que de la portée du mandat et des États visés. Autant de négociations qui se sont visiblement étirées, bien que le luxe du temps soit expiré depuis longtemps.

Les quatre partis qui négocient les balises de la future enquête publique répètent que ces discussions progressent bien. Elles avancent toutefois à pas de tortue, pendant que l’éléphant chinois poursuit ses efforts d’ingérence en sol canadien.

Pourtant, la relâche estivale offrait le contexte idéal à la bonne entente, loin des projecteurs et de la joute partisane aux Communes. La reprise des activités politiques risque de venir envenimer le débat. Déjà, le Parti conservateur réclamait vendredi le rappel immédiat du comité parlementaire enquêtant sur l’ingérence électorale. Le député Michael Cooper a profité du refus du Bloc québécois, du Nouveau Parti démocratique et du gouvernement libéral pour les accuser d’« enhardir Pékin » à s’ingérer dans les institutions démocratiques canadiennes. Le ton était (re)donné.

Il n’y avait pas de temps à perdre, en juin, pour lancer l’enquête publique. C’est encore plus vrai aujourd’hui, alors que le gouvernement vient de révéler une nouvelle campagne ayant ciblé le conservateur Michael Chong, tenue en marge d’élections partielles organisées au printemps notamment dans une circonscription ontarienne limitrophe à celle de M. Chong. On ne peut exclure que cette campagne de désinformation sur l’application WeChat ait servi de test en vue d’élections générales attendues au plus tard à l’automne 2025.

Or, les plus récentes commissions d’enquête publique se sont étirées en moyenne sur deux à trois ans. (Celle portant sur l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence était exceptionnelle, la loi en question dictant qu’elle se limite à 12 mois.) Le gouvernement souhaite encore que l’enquête sur l’ingérence électorale se mette en branle cet automne. On commence à avoir du mal à le croire.

Rien n’exclut que la commission, lorsqu’elle finira par voir le jour, formule des recommandations intérimaires pour encadrer davantage, s’il le faut, le prochain scrutin. Encore faut-il cependant qu’elle ait le temps de tirer de telles conclusions et que celles-ci puissent être appliquées. Surtout, espérons que l’opposition ne rejettera pas ces conclusions aussi hâtivement qu’elle l’a fait dans le cas du rapport Johnston, en avouant candidement que les constats dégagés n’étaient tout simplement pas ceux qu’elle souhaitait. Que les partis d’opposition se comportent de la sorte, après avoir eux-mêmes avalisé les balises d’une commission d’enquête, serait d’une irresponsabilité crasse.

L’ingérence du régime chinois dans les élections canadiennes de même que dans la société civile et les universités n’est plus à prouver. Outre la cascade de révélations des six derniers mois, le Service canadien du renseignement de sécurité confirmait lui-même dès la mi-mars qu’elle pose « la plus lourde menace stratégique pour la sécurité nationale ».

On ne peut en vouloir à des magistrats d’hésiter à se sacrifier pour faire enfin la lumière sur l’ampleur de cette atteinte à notre démocratie et, plus que tout, sur les solutions nécessaires pour la contrer. Le gouvernement doit toutefois redoubler d’efforts — et peut-être d’imagination — pour dénicher un ou une commissaire. Il y va de la confiance de la population en notre démocratie, qui a déjà été beaucoup trop érodée. Elle ne peut plus attendre.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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