Le Devoir

Des vinyles aux likes : la transformation des palmarès canadiens

Des vinyles aux likes : la transformation des palmarès canadiens

3 août 2023

Mais où sont passés ces morceaux disco ou encore les succès rock autrefois si présents dans nos palmarès? Le Devoir a analysé les palmarès musicaux canadiens pour mettre en lumière l’évolution des tendances qui ont émergé au fil du temps.

Choisissez votre année de naissance parmi les décennies suivantes pour découvrir les chansons les plus populaires au Canada à ce moment-là.

Les années 1970 : les big albums

Certains affirment que les plus grands succès rock ont été enregistrés au cours des années 1970. C’est effectivement durant cette décennie que la musique psychédélique, très présente dans les années 1960, commence à se transformer en plusieurs sous-genres du rock. Les chansons d’Elton John se trouvent au sommet des palmarès à cinq reprises au cours de la décennie.



Les palmarès canadiens du début des années 1970 sont majoritairement constitués de rock. Puis, un phénomène musical qui fait danser la planète apparaît vers 1975 : le disco. Avec des succès comme Stayin’ Alive des Bee Gees, le genre donne alors tout son élan aux discothèques et aux tenues flamboyantes. Sa gloire est toutefois de courte durée : le disco disparaît des palmarès après seulement quelques années.

Pour le professeur de musicologie au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Danick Trottier, l’essor du disco n’est pas ce qui définit le genre prédominant de la décennie. « Le rock demeure toujours le genre vraiment important. […] Dans les années 1970, on a eu ce qu’on appelle les “big albums”, comme Hotel California des Eagles », rappelle-t-il.

Le disco a toutefois longtemps continué d’avoir une influence sur la musique et d’inspirer les artistes contemporains. Danick Trottier donne l’exemple de Tonight’s the Night (Gonna Be Alright) de Rod Stewart, au sommet du palmarès canadien en 1976, comme étant « une ballade influencée par l’époque disco, avec toute la question de l’amour ».

Fait inusité, Stayin’ Alive, l’une des chansons les plus associées au disco, a été produite pour le film Saturday Night Fever (La fièvre du samedi soir), en 1977. L’album Saturday Night Fever a été le plus vendu au monde avant d’être détrôné par Thriller de Michael Jackson.

L’influence des films à succès n’est pas négligeable dans les palmarès, fait remarquer Danick Trottier. Elle était déjà présente dans les années 1960, avec le succès de To Sir, with Love de Lulu, chanson tirée de la bande originale du film du même nom. Elle se classait au deuxième rang des chansons les plus populaires au Canada en 1967.

Les années 1980 : l’essor de l’électronique

Avec la popularité croissante des musiques électroniques, une nouvelle tendance se définit dans les années 1980. On assiste alors à l’essor de la dance music, qui influence grandement la pop de l’époque. Émergent ainsi des succès que l’on connaît encore aujourd’hui, tels que Sweet Dreams (Are Made of This) d’Eurythmics, et une nouvelle égérie pop qui se taillera une place dans les palmarès durant plusieurs décennies : Madonna

Malgré tout, le rock demeure important dans les palmarès des années 1980, comme en témoigne la présence d’artistes comme Phil Collins ou encore Duran Duran. On l’observe en particulier en 1982, année où le genre occupe 8 des 10 positions au sommet des chansons les plus populaires.

« Quand les musiques électroniques vont prendre une expansion importante dans les années 1980 [...], avec ce qu’on va appeler la synth-pop, où il y a des synthétiseurs, on sent que la pop devient de plus en plus dansante, avec des beats inspirés du disco », explique Danick Trottier.

Autre influence du disco qui persiste : les chansons d’amour. « On voit que le thème de l’amour revient à partir des années 1980. Ça occupe beaucoup de place dans les palmarès », note Vanessa Blais-Tremblay, professeure associée au Département de musique de l’UQAM. Outre la synth-pop, on voit aussi apparaître le new wave, une forme hybride entre rock et pop qui incorpore elle aussi des éléments de musique électronique.

Fait surprenant de cette décennie : Michael Jackson, pourtant renommé mondialement en tant qu’icône de la pop des années 1980, se fait très rare dans les palmarès canadiens. À l’exception des chansons Beat It et Billie Jean, respectivement en 8e et en 9e position en 1982, le roi de la pop ne compte aucun autre succès au sommet des classements, pas même l’immensément populaire Thriller, de l’album du même nom. Comment s’explique cette absence ?

« La popularité d’une chanson peut se confirmer une année, mais ça peut se faire aussi à travers le temps », nuance Danick Trottier. Les classements annuels sont une représentation figée de ce qui était populaire lors d’une année ciblée, explique l’expert. Ils ne suffisent pas à mesurer la popularité dont peut bénéficier une chanson ou un artiste dans le temps. « Quand on regarde une année, même à la loupe, on se rend compte que c’est très différent de la perception qu’on a plus tard », affirme-t-il.

Les années 1990 : des ballades et de l’amour

Le rock continue de dominer les palmarès au cours des années 1990. On voit toutefois l’apparition de styles de rock plus « doux », comme le folk rock et le rock acoustique. Au Canada, c’est I Wish It Would Rain Down de Phil Collins (soft rock) qui a un gros succès au tout début de la décennie.

Le thème de l’amour occupe une place importante durant ces années, avec des chansons emblématiques comme (Everything I Do) I Do It for You, de Bryan Adams, I Will Always Love You, de Whitney Houston, ou Can You Feel the Love Tonight, d’Elton John.

La place du rock diminue dans le palmarès canadien à la fin de la décennie. Tandis qu’on comptait 9 chansons rock sur 10 dans le palmarès de 1997, on n’en comptait plus que 2 en 1999. L’apparition des boy bands, comme NSYNC et les Backstreet Boys, marque alors un virage plus pop. Des succès électros font aussi leur apparition dans le palmarès à l’approche du nouveau millénaire.

On voit aussi une toute première chanson hip-hop se hisser dans le palmarès canadien en 1998 : No Scrubs, du groupe féminin américain TLC.

C’est à la fin des années 1990 que la distribution numérique de musique commence à prendre de l’ampleur. Le site MP3.com, précurseur de plateformes telles que Spotify et Apple Music, est lancé en 1998. Le site permettait entre autres aux artistes de télécharger des fichiers numériques MP3 pour promouvoir leur musique. Le site a fermé en 2003.

Les années 2000 : l’éclectisme des genres

Les années 2000 témoignent d’un phénomène jusque- là encore inédit dans les palmarès : le rock cède officiellement sa place en tant que genre dominant. Pour combler le vide, on voit alors apparaître une multitude de styles de musique différents qui se côtoient au sommet des classements.

Aux côtés du rock, tandis que le début du millénaire est marqué par une vague de pop portée par les boy bands et de jeunes stars comme Britney Spears, on observe que l’électro se taille une place grandissante dans les classements. Surgit aussi un genre jusqu’alors quasi absent des palmarès, bien que très présent dans la culture populaire : le hip-hop, suivi de près par la R&B contemporaine.

« Ça correspond à l’éclectisme de genres qu’on voit apparaître vers la fin des années 1990 et qui se confirme au début des années 2000 », explique Danick Trottier. Cet éclectisme s’explique en partie par ce que le chercheur appelle le décloisonnement des genres, un phénomène qu’il aborde dans son ouvrage Le classique fait pop ! (XYZ, 2021).

Au tournant des années 2000, les musiciens de tous genres ont tendance à emprunter à d’autres styles, créant des mélanges et brouillant les codes préexistants. « On assiste à ces décloisonnements-là, à cette rencontre pour essayer de créer de la nouveauté. Parce que c’est ça aussi, l’art de la musique. On avance pour créer de la nouveauté, pour se démarquer », indique M. Trottier.

Au milieu de la décennie survient aussi l’arrivée d’un nouveau protagoniste numérique qui changera la donne dans les années à venir, tranquillement mais sûrement : YouTube débarque sur le Web en 2005.

Les années 2010 : Le son d’une nouvelle génération

La musique pop et l’électronique continuent d’occuper une grande place dans les palmarès au cours de cette décennie, avec la popularité de stars montantes comme Katy Perry, Justin Bieber et Lady Gaga.

Les succès de rappeurs comme Post Malone et Drake entraînent une vague de hip-hop vers la fin de la décennie. En 2018, par exemple, la moitié des chansons du palmarès canadien viennent du hip-hop, tandis que le rock est absent des palmarès.

« Le rock a longtemps été la musique de protestation sociale par excellence. Mais depuis le début des années 2000, c’est devenu le rôle du hip-hop d’être une musique par laquelle on va contester les normes sociales et remettre en question le statu quo », observe Vanessa Blais-Tremblay, elle aussi professeure de musique à l’UQAM.

« Le rock, c’est aussi le symbole par excellence des baby-boomers. Les jeunes générations qui cherchent à remettre en question les manières de faire ne se tournent pas vers le genre musical par excellence qui définit [leurs prédécesseurs]. Ça pourrait expliquer l’apparition du hip-hop dans le palmarès », ajoute-t-elle.

Au cours des années 2010, l’écoute en ligne a connu une démocratisation croissante, portée par l’émergence de nouvelles technologies. Le lancement de Spotify au Canada en 2014 est notamment un tournant significatif dans l’adoption des plateformes numériques au pays.

Le même phénomène a lieu chez nos voisins du Sud : le streaming est passé de 7 % du marché américain de la musique en 2010 à 80 % en 2019, selon l’Association américaine de l’industrie de l’enregistrement.

Depuis 2020 : l’ère TikTok

À quoi ressemblent les palmarès de nos jours ? On y voit beaucoup de pop, notent nos experts. Les causes de cela sont multiples : la pandémie de COVID-19 et ses répercussions sur les émotions des gens, mais aussi le côté un peu fourre-tout de la pop, qui permet d’englober des musiques actuelles dont le style n’a pas encore été formellement identifié.

Cet engouement pour la pop au tournant des années 2020 n’est pas surprenant pour Vanessa Blais- Tremblay : la pop, avec ses thèmes plus légers, tend à regagner de la popularité en temps de crise. « Les gens avaient envie d’écouter de la musique qui leur faisait du bien. De la musique réconfortante, de la musique populaire », explique-t-elle.

Danick Trottier fait toutefois remarquer que ce qu’on définit comme de la musique pop aujourd’hui pourrait très bien porter un autre nom dans quelques décennies. « La pop, c’est souvent la musique du temps présent », dit l’expert. Cette musique pop, avec toutes les nuances qu’elle comprend, n’a pas encore été définie par les chercheurs. Selon M. Trottier, la prédominance de la musique pop dans les récents palmarès s’explique donc par nos connaissances encore limitées quant aux différences qui caractérisent les genres des chansons pop modernes.

Le chercheur note aussi un fait important des palmarès des trois dernières années : l’influence de TikTok sur l’industrie de la musique. Parmi les chansons occupant les 10 premières positions des classements en 2020, en 2021 et en 2022, une grande majorité ont joui d’une certaine popularité sur la plateforme. Dans certains cas, les tendances sur TikTok ont été à la source même du succès d’une chanson. Ce fut le cas pour abcdefu, de Gayle, en 2022, ou encore pour Roxanne, du rappeur australien Arizona Zervas.

Selon Danick Trottier, « oui, il y a une corrélation entre [la musique] mainstream et la diffusion sur les réseaux sociaux à grande échelle ». Ce qui explique la particularité de TikTok, ce sont les vidéos courtes typiques de la plateforme. Les formats y sont « très compressés, c’est très court. On fait quelque chose de rapide et là, si ça prend [de l’ampleur], après ça, on envoie [le contenu] sur les autres plateformes, comme YouTube ».