Débinariser la danse

Nicholas Bellefleur, en avant, et, de gauche à droite, Hadi Salma, Antea Chintoh, Auvesa Ray, Marie-Anne Rahimi, Lucas Mengual, Rae Fleury.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Nicholas Bellefleur, en avant, et, de gauche à droite, Hadi Salma, Antea Chintoh, Auvesa Ray, Marie-Anne Rahimi, Lucas Mengual, Rae Fleury.

Y a-t-il des gestes féminins et des mouvements masculins ? Des danseurs, des chorégraphes et des écoles défient de plus en plus les normes de genre très ancrées dans le milieu de la danse et qui ont eu pour effet d’exclure des membres de la communauté LGBTQ+.

Tous les dimanches, Nicholas Bellefleur donne des cours d’improvisation au studio Cas public, dans le Mile-End. Ces classes, ouvertes à tous types de corps, de capacités et de genres, sont peuplées de nombreuses personnes de la diversité sexuelle et de genre, professionnelles et non professionnelles.

« Ça attire des gens qui ont toujours voulu danser, mais qui ne se sont jamais vus sur scène. Quand tu vas voir les Grands Ballets canadiens, tu ne vois pas de rôles non binaires, tu ne vois jamais un duo d’hommes ou de femmes », souligne Nicholas, diplômé de l’École supérieure de ballet du Québec en 2014.

Les stéréotypes de genre sont très forts dans le milieu du ballet classique, dont est issu Nicholas. Les garçons et les filles font leurs apprentissages dans des cours séparés. Les femmes dansent sur des pointes, alors que les hommes sont entraînés à sauter haut et à faire des portés. Elles portent des maillots échancrés et des collants roses, alors qu’ils sont généralement habillés en noir et blanc.

Compromettre son identité

Mara Dupas, artiste queer de danse contemporaine qui a effectué des études en ballet classique pendant le secondaire, n’avait jamais senti qu’il y avait un espace pour remettre en question les normes de genre au sein du ballet classique. « C’était juste : tu vas porter le tutu, le chignon, les pointes et si tu n’aimes pas ça, vas faire autre chose », se souvient Mara, qui a des origines martiniquaises.

Il peut être difficile pour certaines personnes, malgré leur amour de la danse, d’être à l’aise dans ce moule. « Comme personne queer, tu peux avoir à compromettre ton identité de genre. Si tu es une personne socialisée comme un homme, tu vas te retrouver derrière la femme, qui va être mise en avant, mais aussi sur des pointes fragiles. On doit avoir

On s’est vite rendu compte qu’à la base, il n’y a pas de genre lié aux mouvements

l’impression qu’elle a besoin d’un homme pour vivre », souligne Nicholas.

Or, Nicholas ne s’identifie pas seulement à un genre. « Selon la journée, je me sens parfois beaucoup plus féminine ou beaucoup plus masculin. Ça va changer la manière dont je m’habille et dont je vois les choses », explique le danseur, qui utilise les pronoms iel et il.

Le milieu de la danse contemporaine, dans lequel il poursuit maintenant sa carrière, n’échappe pas non plus aux normes de genre. « Je me suis souvent fait dire : “Danse plus masculin.” Ça me faisait tellement mal. Ça voulait dire de me bomber le torse et de fermer les poings, de faire des mouvements plus rigides. Mais ça m’enlevait toute une panoplie de textures et de qualité de mouvement. Je me sentais brimé et c’était dommage non seulement pour moi, mais aussi pour l’oeuvre », explique Nicholas. L’artiste queer guide aujourd’hui les danseurs à exercer leur créativité pour développer des mouvements qui leur sont propres, en dehors de tout carcan de genre.

En 2019, Nicholas a lancé le projet A safe(r) space, un laboratoire réunissant des artistes de plusieurs styles de danse. Leur objectif était de créer un environnement de travail où ils se sentiraient bien. L’un de leurs exercices était de s’interroger sur la nature d’un mouvement non binaire, en se cachant dans de gros costumes blancs et en tentant de reconnaître le genre des autres participants. « On s’est vite rendu compte qu’à la base, il n’y a pas de genre lié aux mouvements », a constaté Nicholas.

Un reflet de la jeunesse d’aujourd’hui

Lisa Davies, directrice artistique et des études à l’École de danse contemporaine de Montréal, estime que la danse contemporaine, toujours en évolution, est un espace pertinent pour remettre en question les stéréotypes de genre. Ces réflexions et cette inclusion correspondent d’ailleurs aux besoins des élèves d’aujourd’hui. Toutes les cohortes de son école comptent des élèves trans ou non binaires.

« L’école est là pour célébrer leur unicité », indique Mme Davies. Un travailleur social est disponible au sein de l’établissement pour aider les élèves qui se questionnent au sujet de leur identité de genre. La création de costumes est également réfléchie en fonction des identités des danseurs.

Mme Davies estime toutefois que le ballet classique est, par définition, traditionnel et binaire. « Si on commence à changer ça, est-ce que c’est encore du ballet classique ou ça devient du contemporain ? » se demande-t-elle.

Il n’a pas été possible d’obtenir des entrevues ou des déclarations de la part des Grands Ballets canadiens et de l’École supérieure de ballet du Québec pour savoir s’ils ont entamé une réflexion sur ce thème. Le Devoir a toutefois contacté une école postsecondaire de Toronto, le collège George Brown, qui a revu tout son cursus scolaire de danse dans les dernières années, notamment dans le ballet. Les hommes, les femmes et les personnes issues de toutes les identités de genre peuvent décider de suivre des cours de pointes, de sauts ou de portés. Les partenariats entre danseurs ne sont pas établis en fonction de leur genre.

« Les étudiants explorent les options qui se présentent à eux », explique Clea Iveson, gestionnaire de l’éducation pour le Ballet Jörgen du Canada, la compagnie qui gère plusieurs programmes de danse en collaboration avec le collège George Brown. « Nous sommes à l’écoute de l’expression artistique de nos élèves et nous y répondons. C’est ce qui fait qu’une organisation est vibrante et pertinente. »

Des fées de tous genres

Dans le Cendrillon du Ballet Jörgen, les fées sont interprétées par des danseurs de tous genres. Lors du deuxième acte de leur Casse-noisette, les danses culturelles ont été remplacées par des animaux présents dans la nature ontarienne.

« C’est important d’honorer l’histoire et la tradition, mais l’art doit refléter la société et l’environnement dans lequel nous sommes. C’est possible de faire cohabiter le passé et le futur », croit Mme Iveson.

À New York, des danseurs de la communauté LGBTQ+ portent également des projets bousculant les codes traditionnels du ballet. C’est le cas de la compagnie Ballez, qui met en scène des « identités qui ont toujours fait partie du ballet, mais forcées de rester dans l’ombre ». « Dans la marge, nous avons tout de même communiqué qui nous sommes à travers l’étude et la maîtrise des mouvements genrés du ballet et nous savons comment danser nos identités et subversivement changer le ballet », peut-on lire sur le site du mouvement fondé par Katy Pyle en 2011. L’initiative #QueertheBallet a également pour mission de faire entendre les voix queers en ballet classique.

Mara Dupas souligne par ailleurs que la fluidité des genres est explorée dans le travail de plusieurs chorégraphes et professeurs montréalais de plusieurs styles de danse différents, du tango queer au voguing de la danse urbaine, en passant par le contemporain. Son propre travail en est teinté. L’artiste espère que leur démarche ne sera pas diabolisée. « J’aimerais que la peur prenne moins de place dans les discours sur l’identité de genre, pour faire place à de l’ouverture. »

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