Pour l’information et la démocratie, envers et contre Poutine

Le directeur de l’«Independent Barents Observer», Thomas Nilsen
Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Le directeur de l’«Independent Barents Observer», Thomas Nilsen

Une poupée russe formée de quatre boules de plastique — une pour la tête, une pour le corps et une pour chacune des mains — se balance nonchalamment sur une étagère dans la salle de rédaction du Barents Observer, située à Kirkenes, dans le nord de la Norvège. Peu importe la force avec laquelle on le pousse, le jouet se redresse et reprend sa posture initiale. « Essayez de faire tomber la liberté d’expression… et voyez ce qui se passe », peut-on lire sur un bout de papier. À côté, une demi-douzaine de journalistes s’affairent à mettre au jour la vérité sur les répercussions, ici et ailleurs, de la guerre en Ukraine.

Le local abritant le média à but non lucratif renferme des objets plutôt insolites. Dans le lot, des clichés de l’initiateur de la perestroïka et de la glasnost, Mikhaïl Gorbatchev, ainsi que des canettes de bière à l’effigie de l’auteur de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine, tantôt encaissant un coup de poing d’un colosse ukrainien (Putin To Sleep, de Cervisiam), tantôt tenant Dmitri Medvedev sur ses genoux (Putin Huylo, de la Pravda Brewery).

Photo: Marco Bélair-Cirino Le Devoir Peu importe la force avec laquelle on la pousse, la poupée se redresse et reprend sa posture initiale.

Les six reporters du Barents Observer ne pratiquent toutefois pas un journalisme de combat, soutient le directeur de la publication de langues anglaise et russe, Thomas Nilsen, que Le Devoir a rejoint dans ses quartiers après être passé devant une statue de sainte Barbe et avoir grimpé un long escalier. « Nous nous efforçons d’être aussi objectifs que possible », explique-t-il dans son bureau situé non loin de la Russie de Vladimir Poutine.

La pratique d’un « journalisme fondé sur des faits » est « de plus en plus difficile » dans l’ombre de la Russie. Les reporters du média d’information politique, militaire et environnementale ne peuvent plus se déplacer en territoire russe, interviewer des fonctionnaires russes ou encore se référer aux médias russes comme ils le faisaient encore il n’y a pas si longtemps.

« Au cours des trois dernières années, le Barents Observer n’a pas fait état d’un seul incident impliquant des sous-marins russes à propulsion nucléaire dans l’Arctique. Est-ce parce qu’aucun incident ne s’y est produit ? Non. C’est simplement que nous n’en avons pas été informés et que nous n’avons pas trouvé ces informations », indique le journaliste aguerri, fouillant du regard la mer de Barents, où la Russie mène des exercices militaires de temps à autre.

Photo: Marco Bélair-Cirino Un cliché de l’ex-dirigeant de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev

« Le journalisme consiste à raconter une histoire sur place. Par exemple, vous venez ici et vous vous demandez ce qui se passe. Nous aimerions faire la même chose de l’autre côté de la frontière, aller à Mourmansk ou dans l’Arctique russe, rencontrer des gens, les interviewer, voir ce qui se passe… Mais nous ne sommes pas autorisés à le faire », précise Thomas Nilsen, pour qui la frontière séparant la Norvège de la Russie, à seulement une quinzaine de minutes de route de son bureau, est infranchissable.

Le Norvégien échangeait régulièrement avec le porte-parole de la flotte du Nord de la marine russe sur les opérations militaires dans la mer de Barents, par exemple, puis le citait dans ses articles. « Aujourd’hui, il n’est plus autorisé à parler aux médias étrangers », mentionne-t-il.

Craignant d’être accusés de « discréditer l’armée russe », les médias de la Russie ne relaient que des informations émanant du ministère de la Défense ou d’agences de presse d’État, « qui ne sont pas objectives », se désole Thomas Nilsen, qui prône sans gêne les principes de liberté d’expression et de démocratie.

Un aller simple hors de la Russie

 

Le Barents Observer peut toutefois aujourd’hui compter sur quatre journalistes venant de Russie — Denis Zagore, de Mourmansk, Georgii Chentemirov, de Petrovsk, Elizaveta Vereykina, de Moscou, et Olesia Krivtsova, d’Arkhangelsk — pour contourner habilement les obstacles dressés par le régime de Vladimir Poutine et pour attirer l’attention de ses lecteurs sur la hausse des actes de violence à l’endroit des femmes commis par des soldats ou encore l’arrivée à Arkhangelsk d’un navire de guerre russe chargé d’armes endommagées et de « littérature nazie » que les autorités prétendent avoir trouvées en Ukrainedans l’espoir de mobiliser la population.

« Ils ont, en tant que Russes d’origine, une plus grande facilité à contacter les gens et à discuter avec eux au téléphone, sur Internet, etc. Cela nous aide beaucoup », indique Thomas Nilsen.

Le patron de l’OBNL les a recrutés dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine et de l’imposition de nouvelles restrictions au travail journalistique, et leur a offert un contrat de trois ans assorti d’un salaire comparable au salaire moyen offert aux journalistes norvégiens. Pour eux, « il s’agit pratiquement d’un aller simple » hors de la Russie, spécifie Thomas Nilsen. « Ces quatre journalistes ont quitté la Russie pour pouvoir continuer à exercer un journalisme libre et objectif. Et ils ne sont pas les seuls. Des centaines de journalistes russes ont quitté le pays après le déclenchement de la guerre, une guerre totale », souligne le directeur, avant de préciser : « Nous appelons une guerre pour ce qu’elle est : une guerre. Il ne s’agit donc pas d’une opération militaire spéciale. »

Thomas Nilsen se dit fier des reportages réalisés par les « journalistes russes en exil », comme celui relatant « l’histoire des criminels, des meurtriers, des violeurs qui sont sortis de prison, qui ont été envoyés en Ukraine pour faire la guerre, puis qui en sont revenus libres de commettre de nouveaux crimes ».

Le Barents Observer tire parti de son « bon réseau de contacts » et de sa position privilégiée, tout au nord de la Norvège, pour couvrir les manifestations des nouvelles tensions Est-Ouest, mais également les effets des changements climatiques dans l’Arctique, l’intérêt de la Chine pour la région, ou encore les défis des populations autochtones ou des pêcheurs. « Le Barents Observer tient ce qui se passe dans le Nord à l’oeil. Désolé de le dire, mais il est très rare de voir des correspondants de CNN, de la BBC ou de l’AFP à Moscou se rendre dans le Grand Nord de la Russie », affirme-t-il sans détour.

Le Barents Observer tient ce qui se passe dans le Nord à l’oeil

Thomas Nilsen a passé au crible des données ouvertes pour découvrir que les forces russes menaient des essais du missile Burevestnik — un missile de croisière russe expérimental à propulsion nucléaire et à armement nucléaire qui est surnommé Skyfall par l’OTAN — durant l’été.

Plus d’intérêt, plus de lecteurs… même au pays de Poutine

Le nombre de lecteurs du Barents Observer est passé du simple au double depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, le 24 février 2022. Thomas Nilsen attribue ce bond à la guerre en Ukraine et à l’accélération des changements climatiques. Les lecteurs du média indépendant sont dispersés en Norvège (5 %), en Finlande (5 %), en Amérique du Nord (30 %) ainsi que dans les autres pays européens et en Russie (60 %).

Le directeur se dit incapable de mesurer avec exactitude le nombre de lecteurs basés en Russie puisque le site du Barents Observer est bloqué par les censeurs au service du Kremlin, ce qui force les internautes russes à utiliser un réseau virtuel privé (virtual private network, ou VPN). « Nous utilisons de nombreuses méthodes pour éviter la censure. L’une d’elles est l’utilisation de domaines miroirs. Par exemple, si nous publions quelque chose sur les médias sociaux russes, si nous conversons sur Telegram ou autre, nous ne donnons pas le lien vers notre site, mais vers le site miroir », mentionne-t-il.

Carburant à l’audace, les journalistes du Barents Observer restent droits. Comme la poupée russe.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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