Les séquelles d’une Australie embrasée

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Près de Mallacoota, la documentariste Mary O’Malley promène son chien Oki. Trois ans après les feux, les arbres aux abords de la mer n’ont pas repris vie, laissant les sentiers côtiers sans ombre.

Tout juste avant que la pandémie éclate, les images de l’Australie en proie aux flammes ont fait le tour du monde. Trois ans plus tard, cette catastrophe peut sembler déjà lointaine, mais sur place, des traces de la dévastation sont encore apparentes. Les souvenirs invisibles mais vifs de cet événement douloureux restent eux aussi gravés dans le quotidien des Australiens que nous avons rencontrés.

Mallacoota est une petite ville du sud-est du pays, à mi-chemin sur la côte entre Sydney et Melbourne. À environ sept heures de route de ces grands centres, la communauté de 1000 habitants, sur le bord du Pacifique, est restée à l’abri des grands développements immobiliers. Les kangourous se prélassent sur les terrains privés. Et la nature, arrosée par les pluies des dernières années, est luxuriante.

Mais à bien y regarder, sous les feuillages débordants, l’écorce des arbres est noire — telle une cicatrice infligée par les feux qui sont passés par là. Mary O’Malley, qui était en vacances à Mallacoota pour célébrer la nouvelle année lorsque les « feux de brousse » ont atteint la petite ville le 31 décembre 2019, n’a pas besoin de l’écorce des arbres pour se souvenir de cette période tragique.


 

Celle qui a désormais déménagé définitivement à Mallacoota, la région natale de son conjoint, est restée profondément marquée par ce qui s’est passé. Le long de la côte, où elle nous emmène marcher, des rangées d’arbres à thé — ou Melaleuca alternifolia — complètement calcinés surplombent la plage.

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« On entendait les cris de douleur des koalas prisonniers des arbres en feu. C’était insoutenable. Il y avait aussi le bruit des explosions de gaz. Le ciel était rouge, puis complètement noir. C’était… l’apocalypse », se remémore-t-elle, les larmes aux yeux, tout en empêchant son petit chien Oki de s’aventurer hors du sentier côtier. « Il faut faire attention aux serpents », prévient-elle.

En vidéo | À la rescousse des koalas en Australie

Une catastrophe immense

Les Australiens l’appellent désormais «  Black Summer », mais cette saison des feux, qui a certes atteint son pic en été, entre décembre 2019 et janvier 2020, s’est étalée sur un peu plus d’une demi-année.

Succédant à des mois de sécheresse sévère et ayant été alimentés par des chaleurs records, les incendies ont détruit plus de 24 millions d’hectares en Australie — l’équivalent de 500 fois la superficie de l’île de Montréal.

Plus de 3000 maisons ont été détruites, 33 personnes sont mortes directement lors de ces mégafeux, et 450 autres sont mortes des suites de l’inhalation de la fumée.


Et les fumées ont été si intenses que cela a temporairement appauvri la couche d’ozone de 3 % à 5 % en 2020, soulignait récemment une étude publiée dans le journal scientifique Nature.

Lorsque les feux ont atteint la petite ville de Mallacoota, ses habitants et ses touristes s’y sont retrouvés prisonniers. « On ne pouvait pas partir. On s’est réfugiés au port parce que l’unique route qui permet d’entrer et de sortir de la ville a été fermée pour des raisons de sécurité », explique Mary O’Malley.

Elle et sa famille sont donc restées là environ trois jours avant qu’un navire militaire vienne les chercher, eux et quelque 1200 autres personnes — la plus grande évacuation maritime de l’histoire de l’Australie. Environ 500 autres personnes ont quant à elles été évacuées par voie aérienne.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir De nombreux arbres demeurent dépouillés de leurs feuilles, trois ans après la tragédie.

« On se considère comme les premiers réfugiés climatiques australiens », souligne Mary. D’ailleurs, elle estime que c’est parce que l’ancien premier ministre conservateur australien Scott Morrison n’a pas pris la question climatique au sérieux qu’il a perdu les élections en mai 2022 face à son opposant travailliste.

« Les Australiens étaient très en colère contre lui, car il est parti en vacances à Hawaï en plein milieu de cette catastrophe. À la radio, il s’est défendu de ne pas être là parce que ce n’était pas lui qui pourrait éteindre les feux. “I don’t hold the hose, mate !” a-t-il dit. [“Ce n’est pas moi qui tiens le tuyau d’incendie, l’ami !”] Les gens n’ont pas oublié cette phrase, et ils ne lui ont pas non plus pardonné son inaction face aux changements climatiques. »
 

Lente et difficile guérison

Après le drame des incendies a suivi celui de la pandémie. « Ç’a été très difficile pour la communauté de ne pas pouvoir se retrouver, se tenir serrée pour se relever. Les gens ont dû vivre leur deuil chacun de leur côté », explique Carol Hopkins, présidente de la Mallacoota and District Recovery Association.

« Les catastrophes climatiques n’ont pas seulement un effet dévastateur sur le territoire, elles ont aussi un impact sur la santé mentale des gens », souligne celle qui a aussi aidé à coordonner les efforts de la Croix-Rouge durant et après les feux.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Carol Hopkins, qui a aidé à coordonner les efforts de la Croix-Rouge durant et après les feux, se tient debout près du quai où des bateaux sont venus en aide pour sauver les habitants prisonniers des flammes en 2020.

À la terrasse d’un petit café du coin, quatre septuagénaires sont attablés par un chaud samedi matin de février. Les comparses ont chacun un chapeau sur la tête pour se protéger du soleil qui tape déjà fort.

Étaient-ils là, eux, lors des grands feux ? Les acolytes opinent à l’unisson. « On n’avait jamais rien vu de pareil auparavant », lâche Brian Page, d’un accent typiquement australien, sous le regard approbatif du groupe. « Et lui, il a même perdu sa maison », ajoute-t-il en désignant son ami Graeme Norman, assis à côté et qui vit quelques kilomètres plus loin, à Wangarabell.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Trois ans après les feux en Australie, Michael Groom, Gerard Rushton, Brian Page et Graeme Norman, quatre acolytes, boivent leur café au restaurant Lucy's. Ils viennent tous du coin et ont vécu les feux.

Graeme Norman sort de sa poche son téléphone pour fouiller parmi ses photos à la recherche de preuves des dégâts, qu’il finit par trouver. De la tôle tordue et des cendres sous un ciel gris.

Rien que dans le district de Mallacoota, qui comprend le village où vit Graeme, 123 familles ont perdu leur maison durant ces feux. Sur les 79 maisons qui doivent être reconstruites, seulement 27 sont terminées, recensait le quotidien australien The Age en décembre dernier.

Les restrictions sanitaires liées à la pandémie et la hausse des coûts de construction ont paralysé les efforts des personnes qui ont tout perdu et qui devaient rebâtir leur vie.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Graeme Norman, un éleveur de bovins de 68 ans, a perdu sa maison dans les feux de 2020. Il vit depuis dans une mini-maison mobile sur roues et attend toujours un règlement pour pouvoir construire sa nouvelle demeure.

Graeme Norman, lui, ne sait pas s’il pourra un jour reconstruire sa maison, pour des raisons de permis. « Je n’ai pas le droit de la faire reconstruire sur le même terrain, car il est vulnérable aux incendies. En revanche, on m’autorise à le faire sur un terrain inondable. Où est la logique ? » s’interroge-t-il.

L’homme nous accueille chez lui le lendemain pour nous faire faire un tour de sa modeste maison modulaire pliable, qui lui sert de logement temporaire depuis trois ans. Tout autour : des champs, où Graeme Norman élève du bétail.

« J’ai pu sauver très peu de choses, précise-t-il. Par chance, mes bêtes ont été épargnées. Celles de mon voisin ont eu les pattes brûlées. »

Alors qu’il a été dépossédé de tout, Graeme Norman aborde la situation avec un certain fatalisme. « Les gens me demandent comment j’ai fait pour gérer ça. Je leur réponds : il faut ramasser ce qui nous reste et continuer à vivre. On peut fuir, crier, être en colère… mais en fin de compte, ça ne mène nulle part. C’est comme ça. »

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Sur le terrain de Graeme Norman, les arbres, dont cet eucalyptus, ont vu leur écorce noircir durant les feux. Ils ont cependant pu conserver leur feuillage.

Au total, ses pertes matérielles s’élèvent à 100 000 dollars australiens, selon ses estimations. « J’avais une assurance… mais j’étais sous-assuré. Et de toute façon, j’ai perdu trop de choses que l’assurance ne peut pas remplacer », dit-il, l’émotion dans la voix.

« Des photos de famille, des pulls que ma mère m’avait tricotés quand j’étais jeune, les vieux outils de mon père », énumère-t-il. « Mais je préfère ne pas y penser. »

Comme une épée de Damoclès

Graeme Norman ne veut pas trop penser non plus à la possibilité que des feux d’une telle amplitude puissent se produire à nouveau.

Il faut dire qu’après les incendies, l’Australie a connu trois années de conditions plus fraîches et plus humides que la moyenne en raison d’un épisode prolongé de La Niña. Aux feux ont succédé les inondations dans certaines régions.

Or, ces mêmes conditions, qui ont permis à la nature de renaître de ses cendres en favorisant la repousse des végétaux, pourraient avoir semé un terreau fertile pour des « feux d’herbe ». Selon le Climate Council et le Emergency Leaders for Climate Action (ELCA), les autorités australiennes devraient ainsi se préparer à des feux d’herbe généralisés à une échelle jamais vue auparavant, et ce, dès cette année.

Photo: Graeme Norman De la tôle tordue et des cendres sous un ciel gris. C'est ce qu'il restait de la maison de Graeme Norman après les feux de 2020.

Autre fait alarmant : d’après des experts du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), le nombre d’incendies à travers le monde pourrait augmenter de 50 % d’ici 2100, et les gouvernements ne sont pas suffisamment préparés.

« Après les feux, on a mis des énergies nécessaires au rétablissement de la communauté. Toutefois, je crains qu’on ne soit pas suffisamment préparés si une saison chaude et sèche se reproduit. C’est une inquiétude », confie Carol Hopkins, qui travaille avec la Croix-Rouge australienne.

Graeme Norman, de son côté, a déjà pensé à acheter un camion d’incendie usagé pour se protéger d’un éventuel nouvel incendie. Mais il n’en a pas les moyens. Pourrait-il partager les frais avec ses voisins ? Pas question. « Si chacun paie à parts égales, quelle maison sauvera-t-on en priorité ? » s’interroge-t-il, impuissant.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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