Les Philippines, un petit pays au cœur des grands enjeux stratégiques en mer de Chine

En 2022, des pêcheurs se préparaient à partir pour une expédition en mer de Chine méridionale, plus précisément dans le haut-fond de Scarborough, exploitée par des pêcheurs philippins depuis des générations et qui est l'un des nombreux points chauds potentiels d'un conflit militaire.
Photo: Ted Aljibe archives Agence France-Presse En 2022, des pêcheurs se préparaient à partir pour une expédition en mer de Chine méridionale, plus précisément dans le haut-fond de Scarborough, exploitée par des pêcheurs philippins depuis des générations et qui est l'un des nombreux points chauds potentiels d'un conflit militaire.

Sur les côtes d’Ilocos Sur, dans le nord des Philippines, les pêcheurs de tuligan, que les Occidentaux appellent le thon listao, rapportent depuis quelques semaines plus que du poisson, le soir en rentrant. « La peur nous accompagne désormais lorsqu’on prend la mer », laisse tomber Allan, la jeune trentaine, tout en aidant un groupe d’amis, des pêcheurs eux aussi, à dégager la zone de débarquement du port de pêche de Salomague d’un débris encombrant rejeté plus tôt par les eaux. « On sent de plus en plus la tension au large et ce n’est pas quelque chose que nous aimons. »

Simple et paisible, le quotidien de ces pêcheurs de thons, de maquereaux, de sardines dans la mer de Chine méridionale a été placé depuis plusieurs mois sur une nouvelle tonalité alors que Pékin se montre de plus en plus agressif dans ce coin de globe.

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Sous un soleil tombant, un groupe de pêcheurs dans le port de pêche de Salomague, au nord des Philippines, tentent de dégager le quai de débarquement d’un immense déchet rejeté par la mer.

Le rapprochement récent du gouvernement de Ferdinand Marcos Jr. avec les États-Unis, sur la question stratégique du proche voisin qu’est Taïwan, territoire indépendant revendiqué par la Chine, mais dont le régime démocratique est défendu par Washington, a mis le feu aux poudres.

Depuis, la marine chinoise mène une campagne d’intimidation et de harcèlement systématique des navires philippins, particulièrement aux abords de plusieurs récifs des Philippines dont la propriété est contestée par le régime chinois.

Fin avril, près de 100 navires « présumés de la milice maritime chinoise », de la « marine de l’Armée populaire de libération » et de la garde côtière chinoise ont été repérés par les garde-côtes philippins dans les eaux territoriales des Philippines. Tous ont refusé de se plier aux ordres lancés par radio de quitter ces zones maritimes nationales, précise l’instance gouvernementale dans un récent communiqué.

La Chine, qui n’a plus peur d’entrer en confrontation directe avec les patrouilleurs de la garde côtière des Philippines, comme elle l’a fait il y a quelques jours au large de l’île de Pag-asa, a également multiplié sa présence sur le Panatag shoal, le récif de Scarborough au coeur d’un litige entre Pékin et Manille, pour empêcher les pêcheurs philippins de profiter de ses eaux riches en poissons.

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Loin des préoccupations des adultes sur la menace chinoise grandissante dans la mer voisine, un groupe d’enfants s’amusait la semaine dernière dans les filets de pêche du port de Salomague, au nord des Philippines.

« La politique étrangère des Philippines est en train de changer et c’est ce qui irrite les Chinois », résume en entrevue au Devoir Michael Marcos Keon, ex-gouverneur de la région d’Ilocos Norte, géographiquement placée depuis le nord du pays aux premières loges de ces nouvelles tensions dans la mer de Chine. « L’ex-président [Rodrigo Duterte] était plus proche de la Chine et de la Russie, ce qui était certainement une erreur dans le contexte géopolitique mondial actuel. Désormais, ce sont des Américains que nous avons besoin pour nous protéger et faire face à la Chine dans les mers qui nous entourent », poursuit le cousin du nouveau président.

Exercices militaires

Le changement de cap est amorcé et donne des signes désormais visibles dans le nord de la région, passé le cap Bojeador, le long de la route nationale, où la semaine dernière persistait toujours la présence de camions de l’armée des philippines ayant pris part aux exercices militaires Balikatan, cuvée 2023. Cette année, 12 000 soldats américains y ont participé, faisant de cet événement annuel au sein des forces armées de Manille la plus grande collaboration militaire entre les deux pays.

Washington vient également de signer un accord avec Manille pour occuper temporairement quatre nouvelles bases militaires aux Philippines. Cela porte à neuf le total des lieux où les États-Unis peuvent stationner ou ravitailler leurs troupes, selon les termes de l’accord de coopération renforcée en matière de défense (EDCA).

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Passé le cap Bojeador, au nord des Philippines, la semaine dernière persistaient toujours les traces des derniers exercices militaires menées cette année avec 12 000 soldats américains à travers le pays. Il s’agit de la plus grande collaboration militaire entre les deux pays.

Le pays des Marcos représentait le chaînon manquant pour les États-Unis dans sa construction d’une ligne d’alliances militaires s’étendant de la Corée du Sud et du Japon jusqu’au sud de l’Australie, dans ce point du globe mis sous tension par la volonté de Pékin de ramener Taïwan et sa puissance économique dans son giron.

Deux de ces nouvelles bases, l’une à Santa Ana, au nord, et l’autre à l’aéroport de Lal-Lo, dans la région de Cagayan, placent d’ailleurs les forces américaines à quelques encablures à peine du territoire indépendant autoproclamé et démocratique, mis au monde par l’exil en 1949 de Tchang Kaï-chek et de son Parti nationaliste chinois, après la victoire des communistes de Mao durant la guerre civile en Chine.

Washington dit vouloir, par cette présence, permettre « un soutien plus rapide » en cas de « catastrophes humanitaires » et « répondre à d’autres défis communs », a commenté le Pentagone, sans faire référence à la Chine et à Taïwan.

Pékin a pour sa part dénoncé dans les dernières semaines cet accord, qui aggrave les « tensions régionales et sape la paix et la stabilité régionales », selon le régime de Xi Jinping.

Bientôt des réfugiés taïwanais ?

« Nous n’avions jamais envisagé que des réfugiés en provenance de Taïwan puissent un jour débarquer sur nos côtes, dit le politicologue Karl Lenin Benigno, qui enseigne à l’Université North Western de Laoag, dans le nord des Philippines. Mais c’est quelque chose qui, aussi improbable que ce soit, pourrait devenir malheureusement une réalité, et nous n’y sommes que très peu préparés. »

« La présence américaine est toutefois vue par plusieurs, ici, d’un oeil aussi inquiet que la menace chinoise elle-même, ajoute-t-il. Ils ont peur que cette présence attire les forces chinoises vers nous et conduise à la destruction de nos infrastructures vitales en cas de conflit. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Dans le port de pêche de Salomague, Dominador Mendoza, essayait la semaine passée de ne pas croire à la possibilité d’une guerre entre la Chine et Taïwan qui toucherait les Philippines. « Nous ne voulons que la paix avec nos voisins et le reste du monde. Une guerre ne sera bonne pour personne », a-t-il dit.

Un conflit de moins en moins hypothétique, à en juger par le niveau de tension perçu au large par les pêcheurs, mais auquel quelques-uns préfèrent toujours ne pas croire. « Nous sommes un petit pays sans histoire avec une population travaillante et gentille, a dit Dominador Mendoza, vieux pêcheur rencontré dans le port de Salomague. Nous ne voulons que la paix avec nos voisins et le reste du monde. Une guerre ne sera bonne pour personne. »

Un avis partagé la semaine dernière par Fernando Nipal, responsable du port de marchandises de Maglaoi Norte, dans la baie de Gaang, où des navires chinois viennent régulièrement débarquer et embarquer des marchandises. « Nous suivons comme tout le monde ce qui se passe dans les nouvelles, a-t-il dit, mais nous restons calmes aussi. Si notre relation avec la Chine devait se dégrader, ce sont surtout les Chinois qui vont en payer le prix, parce qu’ils font beaucoup d’affaires ici. Un grand nombre d’hommes d’affaires philippins, dans notre région et dans le pays, sont binationaux. Ils ont tout intérêt à s’assurer que la mer qui sépare les Philippines de la Chine reste tranquille. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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