Philippines: une guerre climatique placée entre corruption et inégalités sociales

Comme des milliers de Philippins de la région de Manille, Jane Lappay vit depuis toujours dans une zone inondable, que les changements climatiques fragilisent depuis une dizaine d’années.
Photo: Fabien Deglise Le Devoir Comme des milliers de Philippins de la région de Manille, Jane Lappay vit depuis toujours dans une zone inondable, que les changements climatiques fragilisent depuis une dizaine d’années.

À la porte de sa maison, dans un quartier modeste de Pasay, une des villes qui composent la grande région de Manille, Jane Lappay avait, il y a quelques jours, le sourire généreux, malgré l’anticipation des semaines à venir.

« L’eau va entrer dans la maison, c’est sûr », a dit la femme dans la cinquantaine tout en lançant un regard en direction du ruisseau Maricban, qui passe juste sous ses fenêtres. « C’est tout le temps comme ça pendant les grandes pluies et la saison des typhons [qui débute en juin aux Philippines]. On vit avec ça. On s’installe à l’étage, le temps que ça passe. Et quand ça s’arrête, on nettoie la maison et on recommence à vivre normalement. »

Comme des milliers de Philippins de la région de Manille, Mme Lappay vit depuis toujours dans une zone inondable, que les changements climatiques fragilisent depuis une dizaine d’années. Avec une perspective qui n’annonce rien de mieux.

À lire aussi

Ce texte est publié via notre section Perspectives.

D’ici 2050, près de 40 % des habitants de la capitale risquent de se retrouver en effet submergés, de manière temporaire ou permanente, si rien n’est fait pour empêcher une montée des eaux, qui suit ici un rythme trois ou quatre fois plus rapide que dans le reste du monde, selon les mesures et les projections de la Commission sur le changement climatique du gouvernement philippin. Le quotidien de cinq à huit millions de personnes pourrait en être affecté aussi vite que d’ici 20 ans. Et celui de 12 millions de personnes d’ici la fin du siècle.

« La situation empire année après année », laisse tomber Romeo Gargoles Espano, conseiller de l’administration locale — la barangay, comme on l’appelle ici — du quartier 179 de Pasay. « Avant, l’eau pouvait monter jusqu’à la taille dans certaines rues. Maintenant, elle atteint les épaules. »

« Il y a bien eu de l’argent débloqué dans le passé pour faciliter l’écoulement de l’eau du ruisseau pendant les grandes pluies. Mais il ne s’est pas rendu jusqu’aux travaux, ajoute-t-il en souriant. La corruption, peut-être. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir «La situation empire année après année, laisse tomber Romeo Gargoles Espano, conseiller de l’administration locale — la barangay, comme on l’appelle ici — du quartier 179 de Pasay. Avant, l’eau pouvait monter jusqu’à la taille, dans certaines rues. Maintenant, elle atteint les épaules».

Dans un pays où la perception de la corruption est parmi les plus élevées au monde — au 116e rang sur 180 pays et territoires, selon le dernier palmarès établi par Transparency International (TI) —, la lutte contre les changements climatiques et l’adaptation à ceux-ci doit composer avec plus que la montée des eaux.

« Aux Philippines, il suffit de se faire arrêter une fois par la police sur la route pour être placé aux premières loges de la corruption », dit en souriant Angelo Kairos Dela Cruz, directeur de l’Institut pour le climat et les villes durables, qui travaille à l’adaptation du tissu urbain à la nouvelle réalité climatique. « Nous en sommes conscients. Mais pour le moment, c’est surtout la paperasserie et la lenteur de l’administration qui pose problème. L’action environnementale requiert une vitesse d’intervention qui entre en contradiction avec la capacité de l’administration à y répondre. C’est un vieux système qui n’est pas adapté au changement et qui ne peut pas, par exemple, accompagner la construction d’une digue en six mois, même si à plusieurs endroits c’est ce dont nous avons besoin immédiatement pour sauver des vies et préserver des milieux de vie viables pour des centaines de familles. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Pour Angelo Kairos Dela Cruz, directeur de l’Institute for Climate and Sustainable Cities, une adaptation réussie face aux changements climatiques doit se faire avec tous les citoyens, y compris les plus pauvres.

Appel à un nouveau paradigme

« Sans un nouveau cadre politique aux Philippines, les chances de réussir notre adaptation seront toujours compromises », assure en entrevue Mitzi Jonelle Tan, 25 ans, membre du groupe Les jeunes défenseurs de l’action climatique aux Philippines, rencontré dans l’environnement climatisé d’un centre commercial de Manille alors que dehors le mercure avait déjà dépassé les 42 degrés.

« Les gens qui détiennent le pouvoir, politique et économique, n’ont jamais fait l’expérience de la faim ni celle de la vulnérabilité face aux changements climatiques. Pire, de par leurs activités économiques, ils sont bien souvent aussi la cause du problème, et cela vient compliquer les choses. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir Sans un nouveau cadre politique aux Philippines, les chances de réussir notre adaptation seront toujours compromises», assure en entrevue Mitzi Jonelle Tan, 25 ans, membre du groupe Youth Advocates for Climate Action Philippines.

« Le gouvernement a pris conscience du problème auquel nous faisons face », dit Rodel Lasco, chercheur en environnement et directeur du Centre Oscar M. Lopez pour l’adaptation au changement climatique. « Il a élaboré des projets de contrôle des inondations, un système d’alerte avancé pour prévenir les citoyens de la montée des eaux, afin de leur permettre d’évacuer plus rapidement leurs maisons. Mais ce n’est pas assez. Il faut en faire plus, car cela ne va pas s’améliorer dans l’avenir. »

Plus ? Oui, mais aussi avec tous, estime Angelo Kairos Dela Cruz, qui déplore que cette marche complexe vers l’adaptation s’inscrive elle aussi dans le contexte de disparités sociales toujours bien criantes aux Philippines.

À la fin de 2022, 51 % des Philippins se considéraient comme pauvres et 31 % se disaient au bord de cette pauvreté, selon les données les plus récentes des Stations météo sociales, un organisme indépendant qui sonde depuis 1985 le climat social du pays. Cette proportion de 82 % est presque constante depuis la fin du régime dictatorial de Marcos père, et ce, malgré les promesses répétées des politiciens, élection après élection, y compris par Marcos fils lors de la présidentielle de 2022, d’en venir à bout.

Les « hindi mahirap » — ceux qui ne sont pas pauvres — constituaient donc 18 %de la population.

« Actuellement, dans la baie de Manille, il y a d’importants travaux de remblai pour contenir la montée des eaux, dit Angelo Kairos Dela Cruz. Ces travaux ont des effets négatifs sur les quartiers voisins les plus pauvres, en déplaçant des masses d’eau qui finissent par empirer les inondations dans ces zones urbaines très densifiées. Et une fois que les nouveaux logements et développements seront construits sur ces nouvelles terres acquises sur la mer, croyez-vous que ce sont les pauvres qui vont pouvoir y habiter ? »

Dans le nord de la baie de Manille, dans la région de Bulacan, la construction d’un nouvel aéroport international sur des terres remblayées pour y prévenir les inondations est en train de se faire, avec les mêmes conséquences sur les communautés côtières pauvres des alentours.

« Les zones de pêche sont perturbées par les travaux. Les inondations sont amplifiées aussi par la destruction des mangroves et le rétrécissement du canal qui accentue la montée des eaux, explique Mercy Dolorito, cheffe de la communauté de Salambao, située juste à côté. Et puis, désormais, les autorités parlent d’expulser une partie de nos habitants, qui vont se retrouver dans l’axe des pistes d’atterrissage. Cela nous place face à une double catastrophe. »

Et elle ajoute : « On nous dit que ce nouvel aéroport incarne le progrès. » Le projet vise à désengorger le sud de la grande région de Manille, où se trouve actuellement le seul aéroport de la ville, et à dynamiser le développement futur du nord de la mégalopole des Philippines. « Mais c’est un progrès qui va profiter à qui, au juste ? Certainement pas aux familles de notre communauté. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



À voir en vidéo