Philippines: pas d’adaptation sans justice climatique

Dans la baie de Manille, l’apparition de terres remblayées donne les premiers signes d’un combat compliqué contre la montée des eaux.
Fabien Deglise Le Devoir Dans la baie de Manille, l’apparition de terres remblayées donne les premiers signes d’un combat compliqué contre la montée des eaux.

Au volant de son VUS, entre Laoag et Batac, dans le nord des Philippines, Nathaniel Alibuyog, vice-président à la recherche à l’Université d’État Mariano Marcos, regarde les champs défiler le long de la route et fait quelques commentaires.

« La sécheresse a frappé fort cette année », fait remarquer, devant des terres jaunies par le soleil, ce spécialiste de l’environnement et conseiller technique de la Commission sur les changements climatiques du bureau du président des Philippines, Ferdinand Marcos Jr. « Comme région principalement agricole, nous sommes frappés de plein fouet par ces changements depuis plusieurs années. »

Les effets de ces changements, il les nomme : « la réduction des précipitations, la hausse des températures moyennes et la montée des eaux de la mer, qui viennent parfois contribuer à la salinisation des terres » par la contamination des eaux souterraines. Et il ajoute : « Nous devons nous adapter. Nous le faisons. Mais ce n’est jamais assez. Les ressources sont limitées et nous ne pouvons pas réussir ce combat tout seuls. »

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Placées sur la ligne de front des changements climatiques, parmi les pays du globe les plus vulnérables, les Philippines font face depuis plusieurs années à leur nouvelle réalité environnementale avec autant de résignation que d’amertume.

« C’est le paradoxe de ce combat ici, dit Nathaniel Alibuyog. Les Philippines ne sont pas un gros producteur de gaz à effet de serre, mais nous sommes, comme d’autres pays dans la région, les plus affectés par les problèmes que ces gaz, produits ailleurs, engendrent à l’échelle de la planète. Alors, nous n’avons pas d’autre choix que de pousser nos représentants à faire les plaidoyers qu’il faut sur la scène internationale pour convaincre le reste du monde de nous aider. C’est une question de justice climatique. Les pays de l’Ouest doivent aussi contribuer à la résolution de nos problèmes, dont ils sont en grande partie responsables. »

Au début de l’année, les Philippines ont annoncé un accroissement du budget alloué à l’adaptation et aux mesures d’atténuation des impacts du dérèglement du climat sur leur territoire, portant l’enveloppe à 10 milliards de dollars canadiens (453,1 milliards de pesos philippins), soit plus du double que pour l’année précédente. Un budget que le nouveau président cherche d’ailleurs à étoffer avec l’aide des pays membres de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), dont le Canada et les États-Unis font partie. Pays à qui il a lancé un cri du coeur lors du dernier sommet de l’organisation internationale, tenu en novembre dernier. Il y a rappelé que ces changements climatiques représentaient désormais une « menace existentielle » pour les Philippines.

Selon Ferdinand Marcos Jr., les accords mondiaux qui recherchent des solutions multilatérales et multinationales à la crise climatique, comme la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et l’Accord de Paris, ne suffisent plus à progresser, car les émissions continuent d’augmenter. Il faut désormais faire plus.

Cette lecture du présent est soutenue par un groupe de 50 chercheurs qui, la semaine dernière dans les pages de la revue scientifique Nature, ont estimé que le respect du plafond de +1,5 °C de la hausse des températures, par rapport à la fin du XIXe siècle, fixé par cet accord, allait pouvoir réduire l’emballement du changement climatique, mais pas les souffrances massives de 200 millions de personnes dans les régions pauvres exposées à une chaleur de plus en plus intense et d’un demi-milliard d’autres aux prises avec les ravages destructeurs de la montée des eaux. Comme aux Philippines.

« Nous ressentons un certain malaise par rapport aux pays développés lorsque nous constatons ce qui est en train de nous arriver », laisse tomber Regina Rivera, responsable politique de Binuangan, dans la baie de Manille, un village de pêcheurs menacé de disparition sous les eaux aussi vite que dans les 30 prochaines années, selon les prévisions actuelles. « Tout le monde souffre du changement climatique, même ceux qui y ont contribué. Mais le problème, c’est que les Philippines n’y ont pas contribué et souffrent plus que tous les autres. »

Photo: Fabien Deglise Le Devoir «Nous avons un certain malaise face aux pays développés, lorsque nous constatons ce qui est en train de nous arriver», laisse tomber Regina Rivera, responsable politique du quartier de Binuangan dans la Baie de Manille.

Un malaise également renforcé par les mécanismes de partage des richesses entre les pays, afin d’aider les plus démunis et les plus affectés par ces changements, qui bien souvent laissent les contributions des pays riches dans la sphère des annonces politiques plutôt que dans celle de l’action climatique, déplore Angelo Kairos Dela Cruz, directeur de l’Institut pour le climat et les villes durables, rencontré il y a quelques jours dans ses bureaux de Manille. « Il y a un grand manque de surveillance et de responsabilité en matière de finance climatique. Quand on scrute tous les fonds mis en place, on constate que très peu se rendent jusqu’à nous, dit-il. Prenez le Fonds pour pertes et dommages adopté durant la COP27. Cela a fait apparaître un nouveau portefeuille, mais personne ne parle de la manière dont l’argent va être mis dedans par les pays développés et comment les pays en développement vont y accéder. »

En 2010, le Fonds vert pour le climat, rattaché à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, s’est donné pour but d’amasser 100 milliards de dollars américains d’ici 2020. Cette année, le Fonds a annoncé des promesses de contribution d’à peine 10,3 milliards des pays qui s’étaient engagés à y contribuer. De ce montant, 8,2 milliards ont été versés, ce qui est 11 fois moins que le plan initial adopté avec tambours et trompettes.

« La vie à Manille va être encore possible dans le futur, malgré les inondations et la montée des eaux, assure Angelo Kairos Dela Cruz, mais elle va être radicalement différente de celle d’aujourd’hui. Quelle sera cette différence ? Il est encore trop tôt pour le dire. Nous avons encore une fenêtre pour agir, même si cette fenêtre se rétrécit jour après jour. Et dans ce contexte, c’est désormais d’un partage de l’information et d’un réel partage d’argent que nous avons le plus besoin pour nous adapter, plutôt que des mêmes promesses creuses de nous venir en aide. »

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.



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